La plupart du temps, ils sont partis de la gauche, ils sont arrivés à droite, voire à l’extrême droite (Jacques Doriot par exemple). Parfois, l’itinéraire est sinueux à souhait, mais ils ont rarement fini à gauche. Les personnalités fortes de Charles de Gaulle, et du Maréchal Pétain, sont souvent une clé de ces virages. La guerre d’Algérie, et les choix autour de l’indépendance, ou de son refus, sont eux-aussi déterminants.
Douze hommes, et deux femmes : Gustave Hervé, Jacques Doriot, le colonel Rémy, Marie-Madeleine Fourcade, Mathilde Carré, Georges Albertini, Roger Garaudy, le général de Bollardière, Jacques Soustelle, Robert Chantriaux, Jacques Chevallier, Claude Roy, Louis Vallon et Pierre Dunoyer de Ségonzac. Des itinéraires divers dans une France perturbée par deux guerres mondiales, la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie. Trois républiques se succèdent sur cette période, dont l’actuelle cinquième, source de nombreux débats. Par son avènement (guerre d’Algérie, plus l’empreinte d’un homme fort, le général de Gaulle), et par sa constitution, élaborée pour un président fort, justement !
Je ne vais pas m’attacher à la description de ces quatorze itinéraires, certes intéressants, qui feraient pour certains de bons films d’espionnage, des films qui témoignent des errements politiques qui ont traversé le vingtième siècle. Pour ma part, et vu la nature de notre engagement à l’Observatoire des armements, je vais m’intéresser à l’itinéraire de deux personnes, Gustave Hervé et le général Jacques Pâris de Bollardière. Le premier était un antimilitariste radical avant la Première Guerre mondiale. Il est devenu un farouche partisan de la guerre dès que celle-ci a commencé. Le second, général confirmé, démissionnera et prendra fait et cause pour le combat non-violent.
Gustave Hervé (1871–1944)
Jusqu’en 1912, son antimilitarisme radical l’amène à faire des nombreux séjours en prison. Il est révoqué de l’enseignement suite à des articles dans la presse sous le pseudonyme de « Sans patrie ». Il est adhérent à la SFIO, et il se trouve en conflit avec les socialistes moins radicaux. Il préconise d’opposer « la grève militaire et l’insurrection » à toute déclaration de guerre. En décembre 1906, il crée un journal, La guerre sociale. L’hebdomadaire s’impose comme l’organe des insurrectionnels, incitant la police à surveiller de près la rédaction. Il appelle au soulèvement ouvrier en cas de déclaration de guerre. Entre 1910 et 1912, il est une nouvelle fois emprisonné. Un basculement s’opère alors dans sa pensée : il se déclare pour le « désarmement des haines », et souhaite un rapprochement entre les socialistes et la Confédération générale du travail. Il souhaite proposer une politique de la main tendue.
À la faveur d’une amnistie, il sort de prison en juillet 1912. Il va même jusqu’à demander son incorporation, ce qu’il n’obtient pas. La droite approuve bien entendu ce revirement. En janvier 1916, son hebdomadaire La guerre sociale devient La Victoire. Résumé saisissant de son revirement. Longtemps anticlérical, Hervé troque sa foi militante pour celle de l’Église catholique. Au plan politique, il déserte les rangs de l’extrême gauche pour ceux de la droite, puis de l’extrême droite. Cela passe par un soutien à Mussolini. Concernant Hitler, il reste opposé à l’antisémitisme (il a été dreyfusard), et il ne le suit pas. Il est aussi intéressé par la « révolution nationale » de Pétain, mais reste ferme quant à l’antisémitisme, et cela l’empêche sans doute de verser dans la collaboration. Pendant la guerre, il se retrouve seul, sans influence aucune. Il meurt d’une crise cardiaque à Paris en octobre 1944.
Jacques Pâris de Bollardière (1907–1986)
Il fait partie d’une longue lignée de militaires : son père est militaire, son grand-père, son arrière-grand-père également. Logiquement, il rentre à Saint-Cyr. Cependant, un esprit frondeur le conduit à rester trois ans au lieu de deux (le redoublement est une sanction). Il opte ensuite pour le service dans les colonies, et il se trouve dans les territoires du sud marocain lors de la déclaration de guerre de 1939. Mais c’est en Norvège qu’il va connaître son baptême du feu. Rappelé en France, il s’embarque dans un chalutier pour l’Angleterre. Son ralliement aux FFL (forces françaises libres) lui vaut d’être condamné à mort par Vichy. Il sera engagé dans de nombreux combats en Afrique, où il est d’ailleurs blessé, soigné au Caire. Il revient ensuite à Londres, combat en Hollande, dans le but de pénétrer en Allemagne. Après la fin de la guerre, il accepte de reprendre le commandement de son régiment de parachutistes envoyé en Indochine. Cela malgré une réserve importante sur une sortie de la guerre qui l’amène à réfléchir sur la vengeance, la destruction inutile, les pillages. Ces situations renvoient aussi à des manquements du commandement. Il aime l’Asie, il se montre soucieux dans son propre commandement d’aller à la rencontre des populations, d’établir une école de brousse. Mais à son retour en 1953, il reconnaît avoir été bousculé par « cette guerre monstrueuse d’une armée contre un peuple ».
La torture en Indochine, puis en Algérie, l’amènent à s’opposer à des méthodes encouragées par le colonel Massu (camarade de promotion à Saint-Cyr !) et le lieutenant-colonel Bigeard. Le militaire le plus décoré de France pour faits de guerre et de résistance entre en dissidence. « Convoqué ce jour [7 mars 1957] par le général Massu, j’ai été obligé de prendre nettement conscience du fait que j’étais en désaccord absolu avec mon chef sur les méthodes employées. » Il demande à être relevé de ses fonctions. Cette rupture de ban devient médiatique (Le Monde, L’Express, entre autres). La dénonciation de la torture renvoie inévitablement à la Gestapo, aux méthodes des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Afin d’éviter de nouvelles sorties dans la presse, il est placé aux arrêts de rigueur pour soixante jours à la forteresse de la Courneuve. À partir de 1957, il n’est plus affecté en Algérie. Ce sera l’Afrique équatoriale française, puis l’Allemagne. Fin mai 1961, il quitte définitivement l’armée.
Il n’a de cesse ensuite de s’engager comme citoyen contre la violence, celle qu’il a côtoyée trop souvent dans un monde militaire qu’il aurait souhaité plus humain, plus juste, plus à même d’avancer vers une société de paix. Il a compris que c’était impossible. Cela l’a amené à militer auprès de Jean-Marie Muller, et à participer à la fondation du Man (Mouvement pour une alternative non-violente). Il s’est aussi engagé à Moruroa pour dénoncer la reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique. Il participe à lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac. Il est aussi aux côtés des ouvriers de Lip à Besançon. Bref, il est de tous les combats des années 1970. De fait, la guerre d’Algérie a été, pour lui et comme pour beaucoup de militants de cette génération, le point de bascule pour s’engager dans une lutte pour une société sans violence.
Trois livres de Jacques Pâris de Bollardière (à découvrir dans notre portail documentaire) :
Bataille d’Alger, bataille de l’homme, 1972, Éditions Buchet-Chastel Desclée de Brouwer
Le Bataillon de la Paix, 1974 (collectf), Éditions Buchet-Chastel
La Guerre et le désarmement, 1976, bibliothèque Laffont
Alors, changer de camp ?
Le réarmement est en marche. L’Europe, qui se targue d’avoir été fondée pour garantir un monde en paix, n’a que ce mot à la bouche. Alors, changement de camp ? Chez Trump, assurément. Les médias nous assènent ces faits jours après jours. Poutine, lui, ne semble pas prêt à changer de camp.
Et l’Europe, dans tout ça ? Changement de camp, revirement. La boussole de la paix s’affole. Le choix du réarmement s’impose à nous, nous disent les gouvernants. À nous de montrer qu’il reste un chemin pour la paix. Sans armes. Le chemin suivi par Jacques Pâris de Bollardière nous montre que c’est toujours possible.
Jean-Michel Lacroûte