L’auteur vit en Finlande, et a des origines estoniennes qui la placent à la croisée de ces deux objectifs du président russe : montrer que les démocraties d’Europe occidentale conduisent à des impasses politiques car de plus en plus difficiles à gérer, et démontrer ainsi la supériorité des régimes autoritaires. Lesquels régimes s’appuient sur la force de l’homme. « S’il te bat, c’est qu’il t’aime » (p. 143). Dans l’organisation de la société, de la politique. Et aussi, bien sûr, dans les guerres.
Les titres des deux premiers chapitres sont clairs, et prennent appui sur la guerre actuelle en Ukraine. Chapitre un : « Quand la violence sexuelle devient une arme ». Il s’agit là de pointer, de revenir sur plusieurs viols, avec une sorte d’escalade dans l’horreur : « […] Les viols sont souvent publics. Les soldats russes s’y livrent en pleine rue ou forcent d’autres membres de la communauté à y assister. Des parents ont dû regarder le viol de leurs enfants, les enfants celui de leurs parents. Certaines victimes ont été violées à mort. […] » (p. 26). L’auteur emploie à plusieurs reprises le terme de viol génocidaire. La violence sexuelle se manifeste aussi sous d’autres formes : les menaces de viol, bien sûr, les coups et blessures sur les femmes enceintes, les cheveux coupés, les violences sur les organes génitaux. Les hommes peuvent aussi être concernés. Cette violence sexuelle est devenue une arme, un outil d’intimidation. Enquêtes, procès, dans des guerres précédentes (en RDC par exemple, avec le travail très pugnace effectué par le docteur Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018) sont à ce jour insuffisants pour espérer faire reculer ces actes ignobles. D’ailleurs, dans d’éventuelles négociations de paix à venir, les États parlent territoires, minerais, richesses. Très peu, voire pas du tout, des femmes. Il est vrai que la plupart du temps, c’est les hommes qui négocient.
Chapitre deux : « Quand les soldats deviennent des criminels de guerre. » Au-delà des faits de violences sexuelles, Sofi Oksanen analyse la nature des guerres russes depuis la Deuxième Guerre mondiale. Qui n’est jamais nommée ainsi. « […] Quand Hitler attaqua l’Union soviétique, le conflit fut appelé aussitôt « Grande Guerre Patriotique ». L’expression était censée remonter le moral et encourager la patrie à une défense encore plus énergique Elle trouve son origine dans la guerre patriotique de 1812, lorsque Napoléon et ses troupes pénétrèrent en Russie. Ainsi, l’ancienne guerre patriotique et la nouvelle sont vues toutes deux comme des guerres défensives. […] » (p. 59)
Tout au long de son livre, forte de son expérience des conflits vécus depuis la Finlande et l’Estonie, l’auteur revient sur ces deux mots clés de la logique poutinienne : se défendre (dans le cas de l’Ukraine, contre les nazis), et la patrie, défendue par une armée, des soldats, avant toute chose patriotes. L’homo putinicus est ensuite passé au crible. Cet homo putinicus va et vient un peu à sa guise, il combat, il viole, parfois avec l’accord de sa famille. « […] Sans le soutien du front domestique (dont les mères, les femmes), les crimes de guerre seraient impossibles : les soldats doivent s’assurer d’être bien reçus à leur retour, de préférence en héros. […] » (p. 126). Et, qui plus est, de nombreux avantages financiers et administratifs viennent s’ajouter. Le féminisme n’a pas sa place dans cette logique, et il s’agit là d’une dépravation de la société occidentale. « Les féministes doivent être proclamées extrémistes, donc terroristes » (p. 156). Ce tableau sur la famille se doit d’être complété par les déportations d’enfants (plus de 60 000 enfants illégalement déplacés en Russie. Cela a été relayé régulièrement par les médias européens, et ce n’est malheureusement pas nouveau (1925, pour écraser la résistance antisoviétique ; 1930–1931, Staline contre le monde paysan d’Ukraine, puis au début de la guerre, toujours par Staline 1939–1941).
L’auteur fait aussi un long détour par les « usines à trolls », qui permettent à la Russie d’inonder les réseaux sociaux de fausse nouvelles à même de peser sur les votes des peuples, de peser pour que les personnes attaquées soient licenciées, ou qu’elles soient poussées à la démission. Ce livre montre aussi que ce contexte de masculinisme installé par Poutine et ses sbires est une machine implacable sciemment cultivée. Sofi Okasanen n’hésite pas à parler de colonialisme russe. Les pays baltes, l’Ukraine sont dans le collimateur de l’empire. La guerre de Poutine contre les femmes vise, avant tout, à asseoir un pouvoir masculin fort, puissant, face à un occident que perd son temps avec les théories du genre, avec la reconnaissance de droits pour les homosexuels.
Pour Sofi Okasanen, dans ses dernières lignes, « il manque à la Russie une tradition de résistance qui formerait une grande histoire identitaire » (avant-dernier paragraphe du texte). Elle fait là bien entendu référence à la résistance des Ukrainiens, mais aussi aux résistances des pays baltes. Le pouvoir central du Kremlin se renforce par l’oppression des femmes, des minorités. Les hommes doivent continuer à dominer. L’impérialisme ne peut être qu’impérial, et la guerre en Ukraine est, pour Poutine, une indispensable étape pour venir à bout d’un occident « décadent et dégénéré » (p. 228).
L’homo putinicus ne doit jamais trembler…
Jean-Michel Lacroûte