Le 18 février, les commissions de la défense, des affaires étrangères et des affaires économiques à l’Assemblée auditionneront conjointement le ministre des Armées, le ministre des Affaires étrangères et le ministre délégué auprès du ministre de l’Économie, sur les deux rapports aux Parlement : le premier consacré aux exportations d’armes, le second sur les biens à double usage.
L’exercice annuel a pris un retard considérable en raison du climat de confusion politique. De façon ubuesque, ce sont les données sur les exportations d’armes de 2023 qui vont être débattues ! Or les grandes lignes des exportations de 2024 sont déjà connues et ont été diffusées par les médias. Cet énorme retard témoigne du faible intérêt accordé au débat démocratique sur les questions d’armement, la priorité étant de pousser, toutes voiles dehors, nos exportations ! À l’heure où de nombreux conflits s’aggravent, nous avons plus que jamais besoin d’explorer et de débattre de notre propre responsabilité. Il aura fallu plusieurs demandes – dont la dernière le 17 janvier où nous avons co-signé une lettre ouverte avec la LDH, la FIDH – pour que la commission envisage d’auditionner la société civile.
Les données parcellaires et peu précises des deux rapports ont pourtant de quoi interroger (cf. plus bas) ; en l’état actuel, elles ne répondent pas aux préoccupations soulevées. Qu’il s’agisse de Gaza, de l’Ukraine et d’autres conflits, la France fait tout pour escamoter le débat. Est-ce pour mieux préserver ses intérêts militaires et économiques avec les puissances régionales ?
La Commission de contrôle des exportations doit combler un contrôle défaillant
Il revient à la Commission parlementaire de contrôle des exportations d’armes qui vient de démarrer ses travaux (après un an et demi d’attente !) de questionner les ventes d’armes, réparer les failles des rapports au Parlement et de jouer un rôle d’alerte auprès de l’exécutif… Il est temps : l’idée d’une telle commission trouve son origine dans la mobilisation de la société civile durant la guerre du Golfe en 1990, où des armes françaises ont été utilisées par le régime de Saddam Hussein lors de son invasion du Koweït. C’est le travail des ONG — dont l’Observatoire des armements a pris une grande part —, sur l’implication du matériel de guerre français au Yémen qui a conduit à sa difficile concrétisation plus de trente ans plus tard, et deux missions d’information, celle de Sandrier-Veyret-Martin et celle de Maire-Tabarot.
La création de cette commission n’est qu’un rattrapage par rapport à nos voisins européens : les parlementaires britanniques, allemands et néerlandais mènent depuis de nombreuses années un travail de suivi, d’enquête sur le sujet des ventes d’armes, au cours duquel la société civile est régulièrement auditionnée. Pendant ce temps, les revendications de la société civile étaient relativement ignorées en France, les parlementaires ne remplissant que très sporadiquement leur rôle de contrôle demandé par la Constitution. Des interventions qui se limitent souvent à une poignée de questions écrites au gouvernement, suite à leur interpellation par des associations.
Ce contexte est important pour saisir l’importance de cette commission et son rôle attendu, celui de contre-pouvoir qui se nourrit des constats portés par la société civile… Nous nous mettons au service de ses membres et demandons donc à être auditionnés régulièrement.
Focus sur les exportations d’armes et de biens à double usage français de 2023 à 2025
Gaza : une explosion des transferts de biens à double usage à Israël en 2023
Les diverses déclarations politiques réduisent la notion d’armement livré à Israël au « matériel fini », une conception réductrice tant le marché de l’armement se compose de plus en plus de pièces et composants à double usage (civil et militaire) qui circulent via des filières mondialisées. Notons que les exportations de biens à double usage ont explosé : 192 M€ en 2023 contre 34 M€ en 2022. L’immense majorité concerne du matériel électronique (154 M€) et capteurs, lasers (19 M€). Une question se pose : la France a-t-elle cédé aux demandes pressantes de l’industrie d’armement israélienne induites par la guerre à Gaza ? D’autre part, les publications ne rendent pas compte des échanges de « matière grise » (partage d’ingénieurs, investissement dans la recherche…). Des entreprises comme Thales, Safran ou Stmicroelectronics sont aussi en recherche des compétences israéliennes, l’État hébreu étant en avance par rapport à la France dans le domaine des drones et de l’IA. Cette participation à l’éco-système israélien sort du champ des transferts documenté par le rapport, elle appelle pourtant des explications de la part de l’État qui finance ces entreprises. Enfin, les acquisitions de technologies militaires israéliennes ne sont pas rendues publiques ; or elles participent indirectement à soutenir l’industrie d’armement de l’État hébreu tout en renforçant les capacités de l’armement français acquises au prix des morts en Palestine.
Ukraine : des pays tiers ont pris le relais des exportations d’équipements français à la Russie
Les exportations d’armes à la Russie sont toujours nulles mais les transferts de biens à double usage représentent, en 2023, 62 millions € dans le domaine du nucléaire. Nos récentes enquêtes (dont celle avec Médiacités [1]) montrent que des pièces aéronautiques françaises parviennent toujours en Russie via des pays tiers [2]. Récemment, le rôle du Kazakhstan a été pointé à la fois par l’Observatoire et le site d’enquête ukrainien Inform Napalm. Selon ce dernier, Thales et Safran expédieraient des pièces liées aux avions de chasse SU-30 à une société kazakhe [3]. Les ingénieurs de cette société se déplaceraient ensuite en Russie pour assurer la maintenance des avions de chasse russes. Thales [4] et Safran [5] ont promis il y a quelques mois des mesures légales contre les entreprises tierces accusées de contournement. Où en sont les procédures ? De notre côté, nous interrogeons, en lien avec La Dépêche du Midi [6], le rôle de l’entreprise Exail, fleuron de la robotique marine, qui aurait livré début 2024 des systèmes à un organisme de recherche kazakh. Ce dernier entretiendrait des liens historiques avec la Russie [7]. Nous pointons également le rôle de Delair qui approvisionnerait en drones une mystérieuse société kazakhe…
2024 : 18 milliards ! Les exportations aux régimes autoritaires s’amplifient
Si le montant de nos exportations d’armes s’élève à 8 milliards en 2023, il atteint un niveau stratosphérique en 2024 : 18 milliards [8] !
De gros contrats et projets d’accords posent problème, au regard du Traité sur le commerce des armes et de la Position commune de l’UE qui fixe différents critères limitant les exportations d’armes (maintien de la paix et de la stabilité régionale, respect des droits de l’homme, capacité économique du pays destinataire…).
• Malgré les tensions avec le Pakistan, la France renforce son partenariat avec l’Inde dans le domaine des sous-marins, des missiles, de l’aéronautique et de l’IA [9]. Le régime de Narendra Modi persécute d’autre part les minorités religieuses.
• La Bosnie Herzégovine et le Monténégro connaissent de fortes tensions suite à la montée en puissance du nationalisme serbe. La France fidèle à elle-même y voit une opportunité pour vendre des avions de chasse Rafale à la Serbie. Belgrade est d’autre part proche de Moscou [10].
• Avec ses partenaires européens, Paris pourrait donner son aval à la fourniture de missiles destinés aux avions de chasse Eurofighter que la Turquie convoite [11]. Problème : Paris fournit des avions de chasse Rafale à la Grèce et une clause d’assistance mutuelle, présente dans l’accord de coopération militaire de 2021, astreint la France en cas d’agression [12]. Et quid de la population kurde régulièrement bombardée par Ankara ?
• Un contrat de vente d’hélicoptères Airbus a été signé avec l’Irak dans un contexte où les oppositions sont réprimées par le pouvoir en place [13].
[1] https://www.mediacites.fr/enquete/toulouse/2024/10/14/des-pieces-davion-airbus-et-safran-vendues-a-la-russie-malgre-lembargo-europeen/
[4] https://informnapalm.org/fr/su30leaks-reponses-des-entreprises-thales-repond-avec-transparence-safran-evite-les-questions-precises/
[6] https://www.ladepeche.fr/2024/11/18/guerre-en-ukraine-des-entreprises-darmement-toulousaines-contournent-elles-les-sanctions-contre-la-russie-12325082.php
[8] https://www.lopinion.fr/economie/les-exportations-darmement-francais-atteignent-plus-de-18-milliards-deuros-en-2024
[10] https://www.dassault-aviation.com/fr/groupe/presse/press-kits/la-serbie-fait-lacquisition-de-12-rafale/
[11] https://armyrecognition.com/news/army-news/2025/turkey-advances-eurofighter-fighter-jet-acquisition-with-french-meteor-missiles-despite-greeces-objections