Un ordinateur de vol, des batteries électriques, des pièces usinées en aluminium, des commutateurs rotatifs, de nombreuses pièces auraient été expédiées par cette entreprise depuis 2022 à PJSC Aeroflot, qui est la première compagnie aérienne en Russie, et Rusjet. Sur les déclarations en douane que nous avons consultées, leur mention ne permet pas toujours de tracer leur fournisseur. Mais un certain nombre renvoient à des numéros de produit Airbus, Safran ou Boeing.

Des expéditions depuis le Kirghizistan

Des pièces destinées aux avions de ligne Airbus, Boeing et Sukhoï de la compagnie aérienne russe. Malgré le renforcement de l’embargo en 2022, elle a été généreusement alimentée par Akka Aviation Services llc, une société basée à Bichkek au Kirghizistan… Depuis 2022, nous avons recensé 212 importations de biens aéronautiques pour un montant de 2,9 millions d’euros [1]. Selon l’embargo de l’Union européenne, il est pourtant interdit « de vendre directement ou indirectement des “biens et technologies” propices à une utilisation dans l’aviation ou l’industrie spatiale ».

Bien sûr, le risque immédiat de détournement du matériel pour un usage militaire en Ukraine serait a priori limité à part pour les technologies liées aux avions régionaux Sukhoi Superjet 100 qui pourraient être compatibles avec des avions cargo militaires. Mais les technologies aéronautiques sont duales par nature (à la fois civiles et militaires) et rien ne garantit que les acquisitions engrangées par la Russie ne viennent pas renforcer à terme ses capacités militaires.

Akka aviation service llc peut-elle être rattachée au groupe toulousain ?

Il est impossible d’être définitif tant l’opacité plane sur le dossier. Mais beaucoup d’éléments posent question, à commencer par la proximité entre les noms des sociétés. Avant son rachat par Adecco, Akkodis s’appelait Akka technologies et possédait 50 implantations dans le monde [2]. La Russie est historiquement un pays client du groupe, comme l’illustrent différentes expéditions d’Aéroconseil, une de ses filiales, aux compagnies russes avant l’embargo de 2022. D’autre part, le groupe toulousain est connu pour ses activités de conseil en ingénierie mais il fait aussi office de sous-traitant pour le compte d’Airbus et Safran principalement, selon un témoignage et diverses sources internet [3]. Or cela concorde avec les numéros de produit figurant dans les déclarations en douane de la société kirghize, un nombre significatif de pièces pour l’A-319 et A-320 qui renvoient aux deux géants de l’aéronautique. Akka aviation service llc fournit des services au sol aux vols charters à l’aéroport de Manas, ce qui est cohérent avec la mission du groupe toulousain [4]. Enfin, le compte Linked In d’un certain Robert Witt à Bichkek renvoie à Akka technologies. Il en est de même du témoignage daté de 2019 d’Alisher Mamunov stagiaire chez Akka technologies [5] qui évoque son appartenance « au groupe d’entreprises Akka » [6].

Contactée par Médiacités, l’entreprise Akkodis dément formellement tout lien avec Akka Aviation services llc. C’est aussi la position des multinationales Safran et Airbus (voir leurs réponses en fin d’article). Les trois groupes déclarent respecter les embargos en vigueur, Safran ne trouvant pas trace des transactions litigieuses dans ses fichiers. Safran avait reconnu des faits de contournement de ses propres produits par des sociétés tierces suite à nos précédentes enquêtes. Dans ce cas, pourquoi ne pas lever définitivement les doutes en portant plainte contre les intermédiaires incriminés, comme elle l’avait suggéré au début de l’année [7] ?

Akkodis Russia ou Aktias Tech, une passerelle vers le militaire ?

La situation d’Akkodis est d’autant plus trouble que le site « Official board » référençant les entreprises mentionne la présence d’une filiale d’Akkodis en Russie, du nom d’Aktias Tech ou Akkodis Russia [8]. Son dirigeant actuel est Andrei Maximov, un ex-manager d’Adecco, qui semble être également devenu, paradoxalement, le seul actionnaire de l’entité…

Une entité qui succède en 2021 à une co-entreprise entre Akka Technologies et Rotek, une entreprise russe centrée sur les turbines, l’électronique militaire et l’aéronautique aujourd’hui placée sous sanctions américaines. Rotek détient une licence de la part de l’État russe dans le domaine du développement et la maintenance de l’équipement aérien. Sept ans plus tôt, l’embargo sur la Russie est pourtant entré en vigueur. Une source interne à Akkodis a confié à Mediacités que l’entreprise n’a plus de salariés en Russie, une réponse qui ne permet pas de lever tous les doutes. En effet, à partir de 2021, une source semble indiquer que la filiale a été placée exclusivement sous contrôle russe [9], mais cela ne l’empêche pas de rassurer ses clients sur Internet. Malgré la prise du pouvoir du nouvel actionnaire (Andrei Maximov), elle garantit avoir préservé « sa structure opérationnelle » dixit son propre site internet [10] : même gestion, bureau, pool d’ingénieurs et de clients… Une autre source semble affilier, comme nous l’avons vu, Aktias Tech à Akkodis Russia [11]. Pour achever le tableau en beauté, Andrei Maximov serait lié historiquement à l’entreprise d’armement Rotek (cf. ci-dessous).

Beaucoup de questions subsistent

Sous quelle forme Aktias Tech a-t-il accès aux ressources d’Akkodis ? Quels types de prestations/produits sont concernés ? Quels clients/secteurs d’activité ? A-t-il existé un partenariat dans le domaine des technologies militaires entre Paris et Moscou via Aktias Tech/Akkodis Russia et celui-ci se poursuit-il aujourd’hui ? Autant de zones d’ombre qui persistent dans ce dossier.

Le problème est avant tout politique : si les faits sont avérés, ils mettent encore une fois en cause la duplicité de la France qui continuerait à maintenir via des réseaux parallèles sa relation particulière avec le régime russe dans des domaines variés : aéronautique, militaire, nucléaire, gaz...

Au fond, nous voudrions préserver à tout prix nos intérêts économiques quitte à prolonger indéfiniment les souffrances du peuple ukrainien. En nous épargnant bien sûr une réflexion un peu plus globale sur la soutenabilité de notre mode de vie et les interdépendances qu’il génère. Un débat urgent à mener à l’heure où les conflits ne cessent de s’étendre et de s’approfondir…

D’où l’importance de réaliser un travail de veille permanent et d’interpellation sur les entreprises locales, en l’occurrence à Toulouse où la filière aéronautique serait amplement concernée par ces contournements. Nous sommes prêts à accompagner tout citoyen qui voudrait s’engager dans un groupe d’enquête sur le sujet.

Nos recommandations

• Au niveau local :

À l’adresse de nos décideurs politiques, nous réclamons un audit à la région Occitanie et à la métropole de Toulouse permettant de mesurer l’impact de l’industrie aéronautique sur les conflits et répressions internationaux.
Nous demandons également aux groupes politiques d’opposition présents dans ces différentes instances d’engager un travail de collecte d’informations, d’analyse et de plaidoyer sur ces financements.
Nous restons ouverts au dialogue avec les entreprises citées et nous demandons aux sections syndicales d’enclencher un travail mesurant l’impact de ces sociétés sur les conflits internationaux.

• Au niveau national :

Nous demandons aux parlementaires de réclamer la remise à l’ordre du jour du projet de loi sur la violation des embargos, en attente depuis plus de quinze ans. Ce projet de loi a été mis au vote et renforcé par l’Assemblée nationale en 2016 suite à notre plaidoyer mais son chemin vers le Sénat a ensuite été – de nouveau — bloqué par l’exécutif.
Nous demandons à la Commission parlementaire d’évaluation des exportations d’armes, une fois reconstituée, de mener l’enquête sur ces contournements et à en tirer des recommandations directement applicables.

• Au niveau de l’Union européenne :

Nous demandons la suspension des subsides délivrés à Safran et Airbus. Nous appelons le Parlement européen nouvellement élu à se saisir de cette question et à nous auditionner. Nous réclamons la mise en place d’un contrôle parlementaire européen du Fonds européen de la défense aux côtés de la Commission et des experts indépendants et une transparence sur le processus de sélection des bénéficiaires, le contrôle éthique des projets et les exportations de produits finaux.

Les réponses des entreprises

1 • AKKODIS

Je me permets ici de vous partager quelques éléments de réponses, que vous pourrez utiliser telle une réaction officielle, que vous pourrez sourcer « un porte parole d’Akkodis ou Akkodis ». Comme vous le savez Akka technologies a été acquise par le groupe Adecco et fusionnée avec Modis en février 2022 ; elle opère aujourd’hui sous le nom d’Akkodis.

Au préalable, je me permets de souligner/ renforcer/ et d’insister sur le point principal de notre réponse – le fait qu’Akkodis et que l’ensemble du groupe Adecco s’engagent à respecter toutes les lois et réglementations internationales, européennes, et domestiques, y compris les sanctions internationales liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Sur votre premier point, l’acquisition d’Akka Technologies par le groupe Adecco ne comprenait pas de filiale nommée Akka Aviation Services LLC au Kirghizstan et Akkodis n’a pas exercé d’activité au Kirghizstan au cours de la période mentionnée dans votre demande ou par la suite. Nous ne disposons pas d’informations relatives à Akka Aviation Services LLC au Kirghizstan, car il ne s’agit pas d’une entité juridique connue par nos services, et de fait ne fait pas partie du groupe Adecco.

Sur votre second point, l’acquisition d’Akka Technologies par le groupe Adecco ne comprenait pas de filiale nommée Akka Technologies RUS ou AKTIAS Tech. Nous ne disposons donc pas d’informations relatives à Akka Technologies RUS ou AKTIAS Tech car ces entités juridiques ne faisaient pas et ne font pas partie du groupe Adecco.

2 • SAFRAN

Bonjour, vous trouverez ci-dessous nos réponses suite à nos échanges.

Tout d’abord, nous tenons à rappeler que l’ensemble des opérations de Safran avec la Russie ont cessé le vendredi 25 février 2022.

Vous mentionnez Akka Technologies (devenu Akkodis) : c’est un groupe français d’ingénierie et de conseil en technologies qui n’a aucune activité d’import/export ni d’implantation connue au Kirghizistan. Cette société est fournisseur de prestations intellectuelles pour Safran et à ce titre, nous ne lui livrons aucun matériel.

Concernant la société Akka Aviation : après investigation interne, nous vous confirmons que cette entreprise ne fait pas partie des clients ou distributeurs de Safran ni d’aucune de ses filiales. Nous n’avons par ailleurs détecté aucun lien capitalistique entre les sociétés AKKA Technologies (AKKODIS) et AKKA Aviation.

3 • AIRBUS

Voici notre réponse - attribuable à "Airbus" ou "un porte-parole d’Airbus" si vous souhaitez nous citer.

  • Airbus n’entretient pas de relation avec la société Akka Aviation Services et n’est pas impliqué dans ses activités.
  • Airbus se conforme et continuera d’appliquer pleinement les sanctions en vigueur contre la Russie.
  • Nous avons suspendu les livraisons directes et indirectes de pièces d’avion, d’équipements et de logiciels sur le territoire russe ou à des entités/individus russes, quel que soit leur lieu d’implantation ou d’activité.
  • Il n’existe actuellement aucun moyen légal de faire parvenir aux transporteurs russes des pièces, de la documentation et des services aéronautiques certifiées authentiques.
  • Airbus garde la trace des pièces et de la documentation certifiées authentiques et fait preuve de diligence à l’égard des parties qui demandent des pièces détachées et de la documentation technique.

[1Nous avons consulté un jeu de trois bases de données d’import/export : Trademo.com et une base confidentielle. Les données sont concordantes.