Cette année, le gouvernement aurait dû remettre ses deux rapports au Parlement — celui sur les exportations d’armement et celui sur les biens à double usage — avant le 31 mai, c’est-à-dire avant la dissolution. En raison de ces retards répétés année après année, nous faisons le choix, en lien avec Mediapart, de mettre à disposition ses documents essentiels au grand public, devançant ainsi la communication du futur gouvernement…

Le rapport sur les exportations d’armement fait apparaître un montant considérable de prises de commande pour 2023 : 8,2 milliards d’euros mais moins élevé qu’en 2022 (27 milliards d’euros). Les chiffres de 2022, portées par les ventes de Rafale aux Émirats, à la Grèce et en Indonésie, étaient tristement exceptionnels, les contrats d’armement fonctionnant par cycles…

Alignement de la politique d’armement avec nos intérêts énergétiques

Les prises de commande de 2023 retrouvent les niveaux des années précédentes : entre 7 et 17 milliards d’euros selon les années. Parmi celles-ci, la vente de corvettes et d’intercepteurs à l’Angola nous interpelle à l’heure où Total développe ses exploitations d’hydrocarbures (405 M€ pour l’ensemble des prises de commande vers Luanda), une militarisation de la politique énergétique qui rappelle les cas dramatiques du Yémen [1] et du Mozambique. Il en est de même du contrat Rafale avec l’Indonésie (2,6 milliards d’euros) qui contribue à la montée des tensions dans l’Indopacifique.

Explosion des exportations de biens à double usage vers Israël

Les commandes d’armement israéliennes se maintiennent à un niveau faible mais significatif : 20M€, ce qui est comparable aux années précédentes. Par contre, et c’est l’un des principaux enseignements du second rapport — celui sur les exportations de biens à double usage — celles à Tel Aviv ont explosé : 192 M€ en 2023 contre 34 M€ en 2022.

L’immense majorité concerne du matériel électronique : 154 M€ et capteurs, lasers (19M€).

Interrogé à l’Assemblée nationale en février 2024, Sébastien Lecornu le ministre des Armées avait beau jeu de parler de « livraison très récente de composants élémentaires », tels que « des roulements à billes, des vitrages, des systèmes de refroidissement, des potentiomètres, des capteurs de pression ». Non seulement les montants de ces exportations sont mirifiques mais en plus les dispositifs en cause peuvent se retrouver facilement dans l’armement. L’approvisionnement constant en composants électroniques est essentiel pour produire les missiles et drones qui pleuvent sur Gaza. Et parmi ces composants, des éléments peuvent être produits en France, à l’exemple de l’entreprise française Exxellia Technologies, dont un capteur a été retrouvé dans les restes d’un missile qui a pulvérisé une famille palestinienne en 2014 [2].

À l’heure où le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Espagne ont restreint — certes de façon limitée — l’exportation de matériel à Tel Aviv, les autorités françaises se sont contentées d’exclure les entreprises israéliennes du salon Eurosatory en juin dernier suite aux différentes manifestations organisées notamment sous l’égide de Stop arming Israël France. Pour mieux enchaîner les contrats par une porte dérobée ?

Une chose est sûre : en se pliant à une transparence minimale (les types de matériel, les quantités, l’utilisateur final du matériel ne figurent dans les différents rapports), le gouvernement préserve ses marges de manœuvre et peut poursuivre impunément sa politique en faisant fi des mobilisations contre les massacres à Gaza. Il est donc urgent d’imposer des obligations de transparence beaucoup plus fortes, à l’image des Pays-Bas [3].

Des données en trompe l’œil pour la Russie

Les exportations d’armes à la Russie sont toujours nulles mais les transferts de biens à double usage représentent en 2023 62 millions € dans le domaine du nucléaire. Une attitude encore irresponsable de notre part au regard de la porosité entre le nucléaire civil et militaire. Moscou et Washington ont d’ailleurs récemment durci leur doctrine d’emploi de l’arme nucléaire en raison de la guerre en Ukraine. Le montant d’exportations de biens à double usage est cependant en baisse par rapport à 2022 : 93,3 millions €. En effet, après deux ans de conflit, les transferts de biens électroniques, aéronautiques et autres sont désormais nuls... Enfin ! En apparence, il y aurait de quoi se féliciter sauf que nos différentes études ont montré qu’ils se poursuivent, à un niveau inférieur, via des contournements par des pays tiers, comme l’a d’ailleurs reconnu Safran dans notre dernier complément d’enquête [4].

Des passe-droits accordés aux industriels

Ces contournements sont favorisés par le manque de transparence et les libertés importantes concédées aux industriels ces dix dernières années. Le rapport sur les exportations d’armes souligne que sur 365 procès-verbaux de contrôle mené par l’État, 55 % ont donné lieu à un rappel à la loi et 35 % classés sans suite. On ne compte que deux saisines d’un comité de sanctions, un seul cas a abouti à une amende financière. Cela suggère beaucoup de transactions potentiellement litigieuses... Comment penser en conséquence qu’un simple rappel à loi suffit ? Ce laxisme ne conduit-il pas à accorder des passe-droits aux industriels tout en garantissant leur impunité ? De telles données montrent qu’on ne peut pas continuer à laisser les clés entre les mains du gouvernement, ce dernier étant le seul habilité à autoriser et contrôler les ventes d’armes.

Il est urgent que la nouvelle Assemblée reprenne durablement la main en enrayant cette spirale infernale qui nous amène à répéter indéfiniment les mêmes erreurs : volonté de faire prévaloir l’option militaire sur toutes les autres, de court-circuiter le Parlement et de maintenir coûte que coûte l’opacité. La dernière illustration de cette cécité ? La vente d’avions de chasse Rafale à la Serbie qui évoque des précédents explosifs, comme les Mirage cédés à l’Irak de Saddam Hussein qui se sont retournés contre le Koweït et les forces françaises ou les Mirage émiratis qui ont bombardé les civils yéménites…

Il est urgent que les parlementaires prennent la mesure de ces impasses. Nous demandons à la Commission parlementaire d’évaluation des exportations d’armes, une fois reconstituée, de jouer réellement un rôle de contre-pouvoir en commençant par faire la lumière sur nos transferts à Israël et à la Russie.