Elle raconte les manifestations de soutien à Alexeï Navalny, qui venait de se faire arrêter, en 2021 :
« Nous autres, journalistes, nous devions non seulement avoir sur nous notre carte de presse, mais nous devions porter un gilet vert salade bien vif. On se faisait taper directement dessus, à coups de matraques ou de paralyseurs électriques. » Une semaine après, elle a été arrêtée chez elle. Les manifestants ont été identifiés grâce aux caméras de surveillance qui quadrillent la ville. « C’est plus facile de tirer quelqu’un du lit que de l’extraire de la foule. »
« Toute notre vie durant les 22 ans qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine s’est limitée à une seule chose : la violence. Cette violence a pris différentes formes et a été dirigée contre différents groupes : les militants pour la défense des droits humains, les journalistes, les hommes politiques et les activistes, les organisations caritatives et les associations d’éducation populaire, les femmes et les représentants des communautés LGBTQ+. »
Evgueni, travaille dans l’événementiel : Quand Poutine a été élu président la deuxième fois, « personne n’a pensé du mal de Poutine ou de son entourage. Personne, parce qu’on avait des libertés. Les gens n’avaient pas envie de s’occuper de politique puisque tout allait bien pour eux. »
« Nous savons ce qui se passe, mais nous regardons ailleurs. Parce que si nous regardons là où il faudrait, nous verrons quelque chose de terrible. Alors que tant que nous regardons ailleurs, tout va bien. »
Au cours d’un événement municipal, Evgueni refuse de porter un vêtement portant des symboles de soutien à l’invasion. Il résiste aux pressions et n’en subit aucune conséquence. Il craint que sa fille ne révèle ses opinions aux enseignants.
Alexeï, retraité : « Je suis allé voir mon fils. Il a fait son service militaire, et je suis allé l’avertir qu’il valait mieux faire de la prison que la guerre. Je pense que la prison durera moins que le régime de Poutine. »
Petr, étudiant : « Je me disais :"Mon Dieu, les autorités russes menacent d’utiliser leur putain de bombe nucléaire. Ça veut dire que Piter [Saint Pétersbourg] va être bombardée." J’ai été étonné de la facilité et de la rapidité avec lesquelles nous sommes passés de l’idée qu’il n’y aurait pas de guerre à celle qu’il allait y avoir une guerre nucléaire. Deux semaines. »
À propos des évocations patriotiques de la Deuxième Guerre mondiale, « Quand je vois le slogan "On peut recommencer", je me dis : "Mais qu’est-ce que vous voulez recommencer ? Il y a eu presque 27 millions de morts en URSS. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans que vous pouvez vouloir recommencer ?" »
Alexeï : « Ça a touché ma famille, mais de là à considérer maintenant cela comme une fête… Quelle fête ? Avec tous ces morts ? Peut-être que c’est une fête pour ceux pour qui la guerre est passée au loin, mais pour les autres, c’est le jour du souvenir des années les plus effroyables. […]
Je n’avais pas idée qu’il puisse y avoir une guerre. Ça ne pouvait pas arriver, parce que ce n’est pas normal. C’est impossible à comprendre, ni sur le plan politique ni sur le plan humain… parce que ce sont des gosses qu’ils envoient là-bas. À mon âge, même quelqu’un de trente ans c’est un gosse. […]
Je ne comprends absolument pas comment des mères et des pères peuvent envoyer leurs enfants faire la guerre en Ukraine. »
Olga, manager : « Regardez autour de vous. Les gens ont peur d’ouvrir la bouche. La Russie est tout entière gagnée non par la haine, mais par la peur, par une effroyable peur. »
Ivan, employé aux chemins de fer : « Les premiers jours, on avait l’impression qu’on devait en parler, en discuter avec tout le monde. Maintenant, on a compris. Plus personne n’en parle, ni avec sa famille, ni avec ses amis, ni avec ses enfants. »
Olga a aidé, en Russie, des Ukrainiens de Mariupol et de Kharkiv. « Ils étaient aussi apolitiques que les gens d’ici. » De retour à Mariupol, un couple a envoyé des photos d’une fête qu’ils organisaient pour les ouvriers russes qui reconstruisent la ville détruite par les bombardements. « Quand on a vu ça, on en a eu les bras qui sont tombés. »
Alexeï : « J’admets une responsabilité. Une responsabilité personnelle, due entre autres à mon manque de participation aux réseaux sociaux. […] Ma passivité, c’est ma faute. »
Evgueni : « J’aurais dû m’intéresser à ce qui passe dans le pays, et je n’en ai rien fait. Je sens que j’ai eu tort. »
Ioulia, étudiante : « J’ai atrocement peur de parler avec les Ukrainiens qui ont vécu tout ça. […] Nous n’avons rien fait pour que cela ne se produise pas. »
Ivan : « Bien sûr que je suis responsable. […] Je n’ai rien fait contre et je n’ai rien fait pour non plus. »
Polina, travaille dans la communication : « Ma patrie, c’est la langue russe. […] Mais que je fasse partie du monde russophone qui en ce moment commet ces horreurs, quelle honte ! »
Alexeï : « Descendre dans la rue et défiler, ça ne suffit pas pour changer radicalement les choses. Il aurait fallu être plus extrêmes : monter des tentes, s’enchaîner, et le faire en masse, pour qu’ils ne puissent pas évacuer les gens rien qu’avec deux fourgonnettes. Pour que le pouvoir comprenne que là, le seul choix c’était ou bien tirer sur la foule, ou bien entamer des négociations. »
Petr : « Aujourd’hui, la guerre, c’est la guerre contre les Ukrainiens. Mais avant cela, il y a eu une guerre contre les gens en Russie : à chaque fois méthodiquement contre un groupe donné, les gays, les femmes, les partisans de Navalny, les libéraux. »
Polina explique qu’elle doit rester pour s’occuper de sa mère et qu’elle va souvent à des pots de départ d’amis qui quittent le pays. « Je ne suis pas sûre que tous reviendront. Le sentiment de solitude… »
Le frère de Petr, huit ans, est revenu de l’école en annonçant qu’il ne voulait plus apprendre l’allemand, la langue de l’ennemi. Des pressions ont été exercées pour son embrigadement patriotique. La mère s’est exilée avec les jeunes frères de Petr qui, après hésitations, a décidé de rester.
Lioudmila, institutrice : il y a ce sentiment de ne pas savoir si demain tu pourras acheter un billet d’avion le prendre et arriver à destination. […] Je n’ai pas envie de quitter mon pays, mais si la question se pose vraiment… Je ne sais pas, c’est très dur. »
Alexeï : « Tout le monde s’est calmé, s’est tu. La plupart des gens essaient de se protéger parce que la vie continue. Je n’arrive pas à penser à autre chose, et en fait je ne veux pas. »
Olga : « Il faut que l’Ukraine gagne cette guerre. Je suis sûre que suite à la défaite, le gouvernement de Poutine sera remplacé par un autre. Déjà le mécontentement gronde. »
Alexeï : « Maintenant, je ne sais plus ce que c’est que la patrie. Ni ce que c’est que le patriotisme - soutenir sa patrie à n’importe quelles conditions ? ou bien lui souhaiter le meilleur ? »
Lors de la mobilisation de septembre 2022, des recruteurs sont arrêtés par les services de sécurité de l’université de Petr. Les autorités chargées de distribuer les convocations sont opportunément toutes absentes, en mission, en congé, malade, en récupération. Plus tard, Petr reçoit des menaces téléphoniques de la milice Wagner. « Nous, on se bat contre ces fachos de pédés ukrainiens. » Petr répond « Tu es justement en train de parler à un facho de pédé ukrainien. »
Le fils d’Alexeï évite la mobilisation en prétendant, au téléphone, être parti. Les amis de Polina s’exilent à grands frais. Un ami de Ioulia refuse de partir. « Ils ne me prendront pas, ils ne m’obligeront pas à tirer, ils n’ont qu’à me mettre en prison. »
Ivan : « Beaucoup ont eu envie de mettre les voiles et de quitter le pays. Mais pour aller où ? Pas d’argent. Plus des enfants, des emprunts à rembourser. C’était la panique. »
Olga : « Je n’imaginais pas que les gens pouvaient aller se faire massacrer docilement comme des moutons. […] Personne n’a été emmené de force. […] Ils ont pris les plus pauvres et les ont envoyés à l’abattage. »
Lioudmila rapporte l’expérience d’un combattant : « Ceux qui disaient : "Non, je ne veux pas y aller, je refuse" étaient envoyés en première ligne, comme de la chair à canon. »
La deuxième partie du livre, « La Russie sera le pays des femmes », raconte l’expérience de trois femmes.
Ioulia Starostina, une ancienne journaliste s’est consacrée à un centre d’accueil de réfugiés des républiques autoproclamées et annexées par la Russie. Elle a fui le pays après une inculpation pour une interview à une chaîne de télévision indépendante.
Marina aide son mari à fuir au Kazakhstan puis organise un petit réseau de passage à l’étranger et de soutien aux réfractaires sur place, aux opposants à la guerre condamnés et aux femmes isolées du fait de la guerre. Elle rejoint son mari au Kazakhstan et donne des cours de russe à des enfants pour qu’ils n’oublient pas leur langue maternelle. Elle estime que les Russes ont grandi dans un contexte où la violence passée n’a pas été condamnée, n’a pas fait l’objet d’un travail de réflexion, dans un pays soumis à la propagande.
Angelika mène une double vie : manager dans une entreprise et rédactrice de La Pravda des femmes, le journal de la Résistance féministe antiguerre. La publication souhaite que moins de gens contribuent à la guerre, que ce soit à larmée ou au travail. Le mouvement est actif en Russie, au Portugal, en France, en Allemagne, en Inde, en Corée du Sud, en Géorgie et en Turquie. Il a dénoncé de nombreux cas de tortures infligées à des manifestantes. Les femmes constituaient 71 % des personnes arrêtées le 24 septembre 2022. Angelika a dû aussi fuir son pays par sécurité.
Une annexe liste une dizaine d’organisations russes qui soutiennent les réfugiés ukrainiens et les opposants à la guerre.
Guy Dechesne