Son baptême du feu a eu lieu pendant la guerre en Tchétchénie où elle a été arrêtée et interrogée par le FSB (Service fédéral de sécurité) et où elle a subi une tentative d’enlèvement.

Elle accompagne un convoi « humanitaire » qui livre aux troupes d’occupation dans le Donbass des vêtements, des médicaments et des walkies-talkies. Les bénévoles sont un diacre, un ex-cascadeur et un banquier. Ce dernier séjourne quatre semaines sur le front pour rédiger un livre autoédité qui s’avère désabusé. « Le haut commandement ne respecte pas ses soldats et ne protège pas leur vie. » « Les officiers traitent leurs subalternes de chacals et eux n’attendent plus rien des officiers ! » « Si la Russie avait soutenu les envies démocratiques de l’Ukraine on n’en serait pas là. Or, depuis 2014 on a appris aux Ukrainiens à nous détester. C’est normal on leur a pris la Crimée. »

Les Russes réclament l’anonymat, soit pour se protéger s’ils sont opposants au régime ou à la guerre, soit, s’ils soutiennent Poutine, pour ne pas perdre leur passeport Schengen s’ils étaient identifiés.

Seules, en Bouriatie, Nadedja Nizovkina et Tatiana Stetsoura souhaitent la publication de leurs noms. « Je ne veux pas qu’on croie que j’ai peur de me mettre en danger. Au contraire mon nom dans ton livre peut me sauver », insiste Nadedja. Les deux femmes sont engagées depuis 2011 contre le régime poutinien. Elles ont été accusées d’incitation à la haine contre le Service fédéral de sécurité (FSB), le ministère de l’Intérieur, le Service pénal fédéral russe (FSIN) et l’armée russe. Deux articles co-écrits ont causé l’ouverture de l’affaire pénale. Le premier traitait de la déportation de Bakhtiar Umarov, imam de la communauté musulmane de Bouriatie vers l’Ouzbékistan. Le deuxième concernait la journaliste Elena Maglevannaya et un tract commémorant les déportations de personnes sous Staline. Les accusées ont choisi de se défendre elles-mêmes. Elles refusent de payer l’amende car cela signifierait accepter le verdict du tribunal.

Il y a une dizaine d’années, Nadedja a reçu les honneurs du jury pour sa thèse sur « les limites de la liberté d’expression ». Les agents du FSB s’y sont intéressés. « Ils ont voulu m’intimider, ont essayé de me discréditer. Ma carrière à la fac était foutue dès le départ. » Elle s’est réorientée vers l’aide légale envers les discriminés. En 2023, elle a défendu un engagé bouriate. « Un gars qui refusait de rempiler. Il était sous pression de son commandant alors qu’il avait rédigé une belle lettre motivant son refus. » Elle a gagné son procès.

Nadedja, qui est mi-Tchouvache, mi-Mordve, poursuit : « La mobilisation a pris des airs de nettoyage ethnique vis-à-vis des populations non russes. C’est visiblement dans l’intérêt du Kremlin de transposer la responsabilité du méchant combattant sur des hommes au faciès bouriate et asiatique, mais tout ça c’est du pur racisme monté en épingle par le FSB ! Et ça permet d’étouffer tranquillement les velléités d’indépendance de notre République ! »

Elle est ulcérée par l’image que les médias d’État véhiculent à propos des Bouriates, les accusant de compter parmi les plus féroces combattants sur le front en Ukraine.

Prenant le risque de se confier à une journaliste étrangère, une femme raconte que deux de ses neveux se sont engagés dans l’armée et ont voulu rompre leurs contrats. Le commandant de l’aîné a déchiré devant lui ses trois lettres de démission. Le cadet a menacé de se plaindre au parquet militaire si sa démission était rejetée. Avec deux autres Bouriates, il a pu quitter la ligne de front. À son retour, il a été traité de trouillard. Il poursuit son service en Crimée mais redoute d’être renvoyé au front. Son frère s’est résigné à ne pas rompre son contrat.

La tante raconte que ses neveux sont devenus instables et violents. Ils ne comprennent pas pourquoi on détruit des villes comme Marioupol pour les reconstruire ensuite. Quand les corps reviennent dans les camions réfrigérés, leurs proches doivent ouvrir les portes du véhicule et y fouiller à la recherche des cadavres.

Elle conclut : « Cette guerre m’a fait réaliser que nous, Bouriates, n’existons pas pour les Russes qui nous méprisent. Quant à l’Occident... Pour vous on est des barbares, juste parce que nos fils combattent en Ukraine. Au final, personne n’a pitié de nous... »

L’autrice met toujours au premier plan l’humanité de ses interlocuteurs. « À maintes reprises face à la détresse d’autrui et même si le danger est le même pour tous, je n’oublie jamais que mon privilège est d’être de passage dans une guerre qui ne tue pas les miens. Le moins que je puisse faire est alors d’écouter, de consoler et, surtout, de transmettre. », écrit-elle.

« Si après avoir refermé ce livre, ceux qui auront eu le plaisir ou le courage de le lire disent qu’ils ne savent pas où me placer, côté russe ou côté ukrainien, je serai satisfaite. », revendique-t-elle.

En postface, elle estime que « la situation restera inchangée tant que les deux [parties] refuseront d’admettre publiquement que, pour l’une comme pour l’autre, la poursuite de la guerre est devenue plus coûteuse que la paix. » Cela peut durer longtemps, tant que certains penseront, comme un de ses interlocuteurs, « Finalement, Russes ou Ukrainiens, on s’en fout de qui va prendre le contrôle, nous, on veut la stabilité, de la bière et des chips ! »

Guy Dechesne