Sur pression de la société civile, le salon Eurosatory a exclu les entreprises israéliennes ; en revanche, les entreprises françaises qui entretiennent des partenariats avec l’État hébreu (Thales, Airbus…) et contournent l’embargo sur la Russie continueront à en être les têtes de gondole. C’est le cas de Safran que nous avons épinglée pour avoir participé aux programmes d’équipement de la Russie en hélicoptères légers et mis à niveau l’imagerie des blindés, avions de chasse et systèmes de surveillance du champ de bataille après les sanctions de 2014.
Suite au renforcement de l’embargo en 2022, l’entreprise a été contrainte de diminuer ses exportations mais elle continue à expédier un grand nombre de pièces et de composants, comme nous l’avons indiqué le 24 septembre 2023. Notre constat repose sur l’analyse de trois jeux de données différents : Import Genius, les travaux de Blast [2] et du groupe d’experts ukrainiens Yermak-McFaul chargé de la mise en place des sanctions. Ayant documenté ces violations massives de l’embargo par un grand nombre d’entreprises occidentales, ce dernier parle « d’un scénario à la Kafka » où « les alliés de l’Ukraine doivent fournir davantage d’assistance militaire à l’Ukraine afin de la défendre contre des armes fabriquées par la Russie du fait de son accès continu aux composants importés provenant de ces mêmes alliés » [3].
La politique de Safran est d’autant plus incompréhensible que l’entreprise fait partie des premiers bénéficiaires du Fonds européen de la défense qui subventionne la recherche et le développement de nouveaux équipements sur le budget communautaire. Un Fonds, dont les programmes préparatoires datent de 2017, mais qui est présenté aujourd’hui par le gouvernement français comme la réponse militaire européenne à l’agression russe en Ukraine [4]. Comment est-il possible d’armer à la fois les agresseurs, les agressés et leurs alliés ? Et ce, sans qu’à aucun moment des voix ne s’élèvent au sein de l’Union européenne pour demander la suspension des subsides délivrés à Safran et un audit sur ces contournements ?
Contestant notre communiqué du 24 septembre 2023, l’entreprise a pris l’initiative de nous écrire. Safran nie toujours avoir directement envoyé des équipements en Russie après l’embargo de 2022, malgré la présentation des éléments de preuve. Tout en maintenant le doute sur la fiabilité de certaines de nos données, elle reconnaît aujourd’hui la nécessité d’agir sur l’activité des intermédiaires basés dans les pays tiers.
Alors qu’elle affirmait n’avoir aucun contrôle sur ces entités dans l’enquête de Blast, Safran indique désormais « avoir mis en place une surveillance renforcée permettant d’entamer une action légale auprès d’un tiers [lorsqu’elle prend] connaissance d’un contournement des sanctions. De même, Safran a renforcé [sa] cellule de lutte contre ce risque de contournement ».
La pression monte-t-elle sur le groupe ? En début d’année, suite à notre enquête, Lynred, une co-entreprise contrôlée avec Thales, a fait l’objet de plusieurs inspections de la part de la Direction générale de l’armement (DGA) pour ses multiples violations de l’embargo russe [5].
L’entreprise doit affronter d’autres questions. Alors que plusieurs de ces intermédiaires sont chinois (X’ian aerotek aviation supplies, Yunnan V-Jet aviation, Honres Guangzhou Technology…) et que ses pièces d’hélicoptères affluent toujours en Russie, Safran vient tout juste de renforcer ses partenariats dans le domaine en Chine, suite à la visite du président Xi Jinping à Paris en mai [6]. « En Chine, un hélicoptère sur deux est équipé de moteurs Safran, produits par Safran ou sous licence » précise la firme. Comment éviter que cette production ne finisse en Russie/Ukraine ou serve à alimenter d’autres guerres ?
Nos recommandations
• Au niveau du groupe :
Sur demande de l’entreprise, nous lui avons fourni la liste des « sociétés tierces » violant l’embargo sur la Russie et l’avons mis en relation avec le groupe d’experts ukrainiens Yermak-McFaul.
Nous demandons à la direction de Safran de nous fournir dans six mois un bilan détaillé des différentes mesures, notamment légales, engagées vis-à-vis de ces intermédiaires. L’entreprise doit également nous démontrer comment sa participation croissante à l’industrie aéronautique chinoise n’implique pas de risque de diffusion des technologies en Russie/Ukraine et dans d’autres conflits.
Nous invitons les sections syndicales de Safran à vérifier l’effectivité des mesures, notamment légales, de lutte contre le contournement et à mandater un cabinet d’experts à cet effet. Les conclusions des travaux de ce cabinet d’experts seront rendues publiques.
Le rôle des représentants du personnel est essentiel pour exercer ce contrôle et parvenir à une expertise finale à partir de laquelle les différents acteurs peuvent converger.
Il y a deux semaines, la section CGT de STMicroelectronics a demandé dans une lettre ouverte la suspension des partenariats entre leur entreprise et Israël et l’arrêt des échanges avec des intermédiaires basés dans des pays tiers qui commercent avec des pays sous embargo [7].
• Au niveau national :
Au niveau national, nous demandons à la Commission parlementaire d’évaluation des exportations d’armes, une fois reconstituée après les élections, de mener l’enquête sur ces contournements et à en tirer des recommandations directement applicables.
Nous réclamons la remise à l’ordre du jour du projet de loi sur la violation des embargos, en attente depuis plus de quinze ans. Ce projet de loi a été mis au vote et renforcé par l’Assemblée nationale en 2016 suite à notre plaidoyer, mais son chemin vers le Sénat a ensuite été – de nouveau — bloqué par l’exécutif.
• Au niveau de l’Union européenne :
Nous demandons la suspension des subsides délivrés à Safran. Nous appelons le Parlement européen nouvellement élu à se saisir de cette question et à nous auditionner. Nous réclamons la mise en place d’un contrôle parlementaire européen du Fonds européen de la défense aux côtés de la Commission et des experts indépendants et une transparence sur le processus de sélection des bénéficiaires, le contrôle éthique des projets et les exportations de produits finaux.
Comment Safran se joue des sanction : complément d’enquête
L’entreprise a réagi à notre communiqué du 24 septembre et nous a fourni depuis par mail des pièces et quelques éléments de réponse. En tout état de cause, les précisions apportées permettent de mieux comprendre comment elle parvient à exploiter les failles de l’embargo russe.
1) Maintenir certaines expéditions directes et passer par des pays tiers
Dans son courriel du 27 septembre, l’entreprise Safran affirme « qu’aucune expédition de matériels ni aucune fourniture de services n’a été effectuée vers la Russie par aucune des sociétés du Groupe depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 et l’imposition de sanctions ».
C’est inexact car nous avons constaté des expéditions directes à la Russie de pièces de moteur en juin 2022, août 2022 et juillet 2023 via le site ImportGenius. Des pièces de moteur destinées aux hélicoptères mais aussi à des avions régionaux russes, dont l’équipement peut être adapté à des avions cargo militaires.
Exemple :
5 juillet 2023
TURBOPROPULSEUR CH/N ARRIUS 1A1, S/N 3128, PUISSANCE 388 KW, UTILISÉ, POUR HÉLICOPTÈRE CIVIL AS-355NP RA-07212, CERTIFIÉ POUR USAGE CIVIL, APRÈS RÉPARATION
Un échantillon de transferts récents en contradiction avec les embargos de 2014 et 2022 (sources : données d’importation consultées par l’Observatoire)
Un rapport confidentiel des experts ukrainiens Yermak-McFaul/KSE [8] chargés de la mise en place des sanctions, montre que les envois de « biens stratégiques » Safran à la Russie s’élèvent à 8,4 millions de $ en 2023.
Ils portent sur le matériel suivant : moteurs hydrauliques à action linéaire (cylindres), pièces de turboréacteurs, unités de commande de freins, démarreurs-alternateurs… Certains transferts passent par le concours d’intermédiaires situés dans les pays tiers : X’ian aerotek aviation supplies (Chine), Allestro Aero Solutions (Inde), Shaurya Aeronautics (Inde) etc.
Principaux fournisseurs de produits Safran à la Russie en 2023 (source : groupe d’experts Yermak-McFaul/KSE)
Acheteurs principaux de biens Safran en 2023 (source : groupe d’experts Yermak-McFaul/KSE) en Russie)
Le journaliste Benjamin Jung a d’autre part mis en évidence sur Blast que les filiales Safran/revendeurs européens et américains sont remplacés en 2023 par des sociétés basées en Chine, en Inde, aux Émirats, au Brésil ou en Turquie, notamment [9]. Hormis pour la Turquie, la carte des revendeurs semble se superposer avec celles des filiales de Safran, comme à Yunnan en Chine ou dans la zone franche de Dubaï, sans que celles-ci soient directement impliquées.
Alors qu’elle affirmait n’avoir aucun contrôle sur ces entités dans l’enquête de Blast, Safran indique désormais « avoir mis en place une surveillance renforcée permettant d’entamer une action légale auprès d’un tiers [lorsqu’elle prend] connaissance d’un contournement des sanctions. De même, Safran a renforcé [sa] cellule de lutte contre ce risque de contournement ».
2) Sous-déclarer la marchandise
Alors que nous avons contesté la légalité d’une exportation de systèmes de flottabilité pour hélicoptères à l’entreprise russe Kazan réalisés en mars et avril 2022, Safran rétorque que ces biens sont « destinés à un usage civil et ne sont pas spécialement conçus ou modifiés pour un usage militaire ».
Or la société indique elle-même qu’ils répondent au double usage dans une vidéo publiée sur son site internet : « for both civil and military platform » [10].
Notons que l’entreprise Kazan construit en priorité des hélicoptères pour l’armée russe mais ne nous trompons pas, les hélicoptères et leurs équipements sont « duals » par définition (à la fois civils et militaires), comme l’explique un expert en aéronautique interrogé : « Quand j’étais jeune et fringant, j’avais prospecté l’armée marocaine pour monter sur leurs appareils XXX des systèmes de flottabilité de secours (qui permettent la flottabilité de l’hélico en cas d’amerrissage forcé pendant un bon bout de temps si l’état de la mer le permet) qui étaient à l’origine dessinés pour des XXX civils. Est-ce que la présence de ces radeaux est courante dans les hélicos militaires ? Oui si vous survolez l’eau. Comme les survols maritimes civils. Les militaires ne sont pas idiots à ce point... »
Placée devant ces éléments, Safran maintient sa version des faits : « il s’agit uniquement d’un contrat civil. En aucun cas, Safran n’a participé à un programme dual (le KA-62 n’a aucune application militaire, ni même duale) ».
Une réponse douteuse puisque l’hélicoptère KA-62 n’est pas fabriqué par Kazan mais par Kamov, les différentes usines russes étant séparées de 4 000 kilomètres. Ces systèmes ne sont-ils pas plutôt destinés à équiper les hélicoptères « duals » Kazan Ansat, modèle qui illustre la page du site de Safran servant à vendre ces systèmes de flottabilité [11] ?
Dans une réponse envoyée le 15 mai 2024, Safran finit par admettre qu’elle a développé à partir de 2019 un « prototype d’un système de flottabilité pour l’hélicoptère civil Ansat » mais précise que ce développement n’a jamais fait l’objet de commande commerciale. « S’agissant uniquement d’un prototype, la vidéo n’avait pas lieu de figurer sur notre site internet » justifie la firme qui l’a par la suite effacé.
Bref, commercialiser du matériel à double usage à un destinataire principalement militaire comme Kazan est contraire aux principes de l’embargo sur la Russie et doit en toute logique inciter l’entreprise à demander une autorisation au ministère de l’Économie (même si le bien ne figure pas expressément dans la liste des biens à double usage du règlement européen). Dans la dernière version de ce règlement, une clause « attrape-tout » permet de le faire en cas de doute sur les marchandises.
3) Se décharger de la responsabilité du bien le plus tôt possible
Dans notre communiqué du 28 septembre 2023, nous expliquions que Safran violait l’embargo sur la Russie en délivrant ces systèmes de flottabilité pour hélicoptères à l’entreprise Kazan entre mars et avril 2022, c’est-à-dire après le renforcement des sanctions fin février 2022. L’entreprise nous a communiqué des documents sur les pièces en cause qui montrent que les biens ont quitté le territoire français au plus tard le 15 janvier 2022 pour être convoyés en Russie par avion. Si l’entreprise a effectivement expédié ces systèmes avant l’invasion russe, elle doit cependant avoir prévu une procédure vis-à-vis de ses transporteurs permettant d’interrompre les transferts et de retourner les marchandises. Cette procédure a visiblement été appliquée à l’égard de certains de ses clients puisque certains biens ont fait l’objet de retours courant 2022, selon nos constatations.
Mais Safran ne nous a pas communiqué les bons de livraison des systèmes de flottabilité permettant de vérifier s’ils sont parvenus aux mains du destinataire final avant le renforcement de l’embargo fin février 2022, comme le suggère l’entreprise. Et pour cause, l’entreprise ne les possède pas puisqu’elle reconnaît avoir recouru à un transporteur mandaté par le client russe. La déclaration en douane que Safran nous a fournie, montre qu’elle a en l’espèce choisi l’Incoterm FCA (règle de transport international) qui lui permet de se libérer de la responsabilité de la marchandise sitôt la sortie de l’usine en laissant les transporteurs mandatés par la société russe Kazan le soin de l’enlever le 12 janvier 2022 et de la convoyer en Russie.
Une manœuvre également visible sur la transaction des pièces de moteur d’hélicoptères effectuée en juillet 2023. L’entreprise doit faire remplir un certificat d’utilisation finale à son client qui garantit que le matériel termine « entre les bonnes mains ». Comment s’assurer de son respect si l’entreprise n’assume pas la responsabilité de la livraison du matériel ? En d’autres termes, comment veiller au non-détournement des marchandises envoyées si la société exportatrice se décharge de ses responsabilités sitôt l’enlèvement de l’usine ? Cela ne la prémunit-il pas d’arbitrer ses exportations au regard du risque de guerre, alors que les troupes russes s’amassaient au même moment à la frontière de l’Ukraine ?
La multinationale rétorque « que les textes de loi applicables montrent que les accusations portées sont sans fondement : le fait de vendre une marchandise Ex-works ne libère en rien la responsabilité de Safran ». Certes, la France est en retard par rapport à d’autres pays de l’UE, qui imposent au destinataire final l’obligation de renvoyer un certificat de vérification de livraison accompagné des documents douaniers [12]. Mais l’incapacité de Safran à fournir la moindre information sur les conditions d’arrivée de ces biens en Russie montre que le respect de son devoir de vigilance imposé par la loi de 2017 n’est pas davantage sa tasse de thé.
4) Des programmes civils qui camouflent des usages militaires
Si Safran met tellement en avant le « programme civil russe KA-62 » de fabrication d’hélicoptères, c’est parce que c’est l’arbre qui cache la forêt des échanges opaques avec Moscou (voir tableau ci-dessous). Pour comprendre, cela, il faut relire les propos du PDG de Russian Helicopters qui expliquait en 2017 au média Forces Operations Blog : « Nous avons pratiquement réussi à surmonter les sanctions imposées par l’Europe et les États-Unis [...]. Nous gardons d’ailleurs de bons liens avec Thales et Safran, qui fournissent déjà des systèmes aux diverses entités de Russian Helicopters » [13].
En juillet 2023, Safran a par exemple livré un moteur d’hélicoptère Arrius à l’entreprise JSC Utair, un fournisseur d’hélicoptères civils et militaires [14] mais qui est aussi le plus large centre de maintenance en Russie [15]. Le moteur semble ici avoir été renvoyé en France pour réparation… Il est compatible avec l’hélicoptère AS-355NP qui est utilisé par les clients de la firme russe à savoir des entreprises dans le domaine du pétrole et du gaz mais aussi par le ministère de l’Intérieur russe [16]. La « certification civile » avancée sur la déclaration en douane peut donc être assez large…
D’autre part, le moteur est facilement modifiable pour convenir à d’autres types d’hélicoptères, comme nous le détaille un expert en aéronautique : « pour adapter un type de moteur comme l’Arrius à un autre hélicoptère, c’est très facile. Il suffit que l’axe de sortie puissance du moteur s’adapte à la boîte de transmission du rotor de l’hélico ». Une autre variante de l’Arrius équipe d’ailleurs les Ka-226 dont nous avons prouvé l’usage militaire [17].
De façon générale, comme l’illustre le tableau ci-dessous, les programmes d’hélicoptères civils [18] auxquels Safran participent dissimulent des usages militaires. Ce n’est pas par hasard que l’Union européenne considère Kazan, Kamov et plus globalement les différentes entités de Russian Helicopters comme des utilisateurs finaux militaires et les a placées sous sanctions [19].
Implication de Safran dans les programmes d’hélicoptères russes (depuis l’embargo de 2014 [20])
[1] https://france.representation.ec.europa.eu/informations/leurope-de-la-defense-ca-existe-et-ca-marche-2024-05-23_fr
[2] https://www.blast-info.fr/articles/2023/russian-papers-3-thales-et-safran-en-classe-affaires-KmQFZQJZSdOd5KjvhEzbvQ
[3] https://sanctions.kse.ua/wp-content/uploads/2024/01/Challenges-of-Export-Controls-Enforcement.pdf
[4] https://france.representation.ec.europa.eu/informations/leurope-de-la-defense-ca-existe-et-ca-marche-2024-05-23_fr
[5] https://www.placegrenet.fr/2024/02/19/gestion-de-leau-armes-russes-politique-sociale-lindustrie-de-la-microelectronique-iseroise-sous-le-feu-des-critiques/623572
[6] https://www.safran-group.com/fr/espace-presse/safran-signe-importants-contrats-support-moteurs-helicopteres-gdat-2024-05-07
[7] https://cgtstcrolles.fr/lettre-ouverte-a-jean-marc-chery-ceo-de-stmicroelectronics-stop-arming-israel
[8] https://sanctions.kse.ua/wp-content/uploads/2024/01/Challenges-of-Export-Controls-Enforcement.pdf
[9] https://www.blast-info.fr/articles/2023/russian-papers-1-invasion-sous-perfusion-francaise-mImnaL8aQz6_BCbmF6_LKQ
[15] https://helirussia.ru/ao-yutejr-inzhiniring-i-ao-odk-klimov-podpisali-dogovor-na-helirussia/?doing_wp_cron=1715003400.9650158882141113281250
[16] https://www.airliners.net/photo/Russia-Ministry-of-the-Interior/Eurocopter-AS-355N-Ecureuil-2/2199338
[18] Hormis le KA-52 qui est un hélicoptère militaire