Résistances

Les réfractaires depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (14ème partie • juin 2024)

Mis à jour le 30 juin 2024

Actions contre la guerre Antimilitarisme Guerres

Mise en ligne : Dimanche 2 juin 2024
Dernière modification : Lundi 8 juillet 2024

Depuis octobre 2022, Guy Dechesne recense longuement les actes de désertion, d’insoumission, de désobéissance et d’exil posés pour refuser de combattre, les actions de désobéissance civiles pour entraver la guerre et les appuis que les réfractaires reçoivent tant dans les pays concernés qu’à l’étranger dans le prolongement d’un dossier paru dans le numéro 164-165 de « Damoclès ». Cette rubrique est rédigée à partir d’un suivi méticuleux des médias. 14ème épisode, juin 2024.

Retrouvez les épisodes précédents dans la rubrique Résistances

Nadezhda Skotchilenko

Sasha Skotchilenko purge sept ans de prison pour avoir affiché des étiquettes anti-guerre dans un magasin. Sa mère est réfugiée en France pour éviter le chantage sur Sasha. Elle est interviewée par Novaïa Gazeta.

« Ici, dans le monde civilisé, les gens ne peuvent même pas imaginer que cela soit possible, à notre époque, qu’une personne dans une colonie pénitentiaire puisse recevoir, par exemple, des chaussures de deux tailles trop petites, que pour un bouton détaché il puisse être envoyé dans une cellule disciplinaire, où on ne lui donne pas de couvertures en hiver, et où les sous-vêtements thermiques sont retirés aux personnes arrêtées par des températures inférieures à zéro. Et nous devons en parler tout le temps. Et ici, les gens sont vraiment horrifiés qu’il y ait encore de la torture. […] Et cela semble les convaincre que les gens en Russie, même malgré toutes ces horreurs, continuent de dire qu’ils sont contre ce régime, continuent de dire la vérité [1]. »

Les réticences européennes à l’accueil des « refuzniks » russes

Farkhad Ziganchine est un ancien pensionnaire d’un internat militaire dès l’enfance. Diplômé de l’école supérieure de commandement des chars de Kazan, il devient officier formateur de cadets. En février 2022, « On nous a dit [...] que nos gars défendaient l’honneur de notre patrie, qu’ils combattent le néo-nazisme, le fascisme. À ce moment-là, nous nous sommes regardés entre nous, sans rien dire. » De haute lutte, il parvient à quitter l’armée.

En septembre 2022, il est mobilisé. Il déserte et fuit au Kazakhstan. Il a été arrêté en tentant de s’envoler vers l’Arménie et enfermé plusieurs jours. Son titre de séjour kazakhe échu, il est de nouveau arrêté et risque une expulsion vers la Russie où il encourt quinze ans de prison. Une enquête pénale est ouverte contre lui. Ses parents ont été convoqués pour un interrogatoire. Après un premier refus, il espère un visa français.

Cinq cents déserteurs courent les mêmes risques au Kazakhstan et en Arménie. Un officier déserteur, Mikhaïl Jiline, a été extradé du Kazakhstan en Russie, où, de source judiciaire russe, il a été condamné en mars 2023 à six ans et demi de prison à régime sévère.

« Dans nos pays post-soviétiques, accorder le statut de réfugié à un citoyen [russe] n’est pas un acte humanitaire. C’est un acte politique », observe Artur Alkhastov du Bureau international kazakh des droits de l’Homme. Or Astana tient à « ses bonnes relations avec la Russie. »

Les déserteurs « ne peuvent pas aller en Europe car ils n’ont pas de passeport où apposer un visa. Ils ne peuvent pas rentrer en Russie pour en faire un », souligne Ivan Chouviliaev, porte-parole de l’ONG Idite Lessom (Traverser la forêt). Et ils sont en danger là où ils se trouvent.

Andreï Iousseinov a choisi la Géorgie. Soldat de la 39ème brigade de fusiliers motorisés, il affirme avoir « contrefait son histoire » et s’être fait passer pour un civil afin d’obtenir un passeport international et fuir la Russie avec femme et enfant. Le jeune homme refusait « une mort absurde » en Ukraine. « Je voyais des mères pleurer face à des officiers qui ne leur répondaient pas alors qu’ils savaient que leurs enfants étaient morts », se souvient-t-il. Il se sent en insécurité en Géorgie qui se rapproche politiquement de la Russie. L’ambassade de France lui a refusé un visa. Pourtant, le chef de la diplomatie française Stéphane Séjourné évoquait « la tradition d’accueil de la France », dans une interview à Novaïa Gazeta Europe.

« On aimerait que la France s’engage davantage » pour les déserteurs, ces « vrais résistants » qui « refusent de participer à des crimes de guerre », plaide Olga Prokopieva, présidente de l’ONG Russie-Libertés.

En Allemagne, autre pays avec qui les ONG sont en contact pour obtenir un asile aux déserteurs russes, il n’est « pas prévu de délivrer des visas uniquement en cas de désertion ou d’objection au service militaire », explique le ministère allemand des Affaires étrangères. Mais des soldats russes peuvent en obtenir un s’ils sont « particulièrement menacés de persécution ». Berlin n’accède pour l’instant pas à leurs demandes, affirme l’avocat Artem Clyga du Mouvement des objecteurs de conscience russe, qui dit entendre « souvent que tous ces Russes sont des criminels de guerre ».

L’avocat français de demandeurs d’asile russes, Alexandre Delavay, voit un manque de cohérence de l’Europe. « On ne peut pas expliquer qu’il faut que l’Ukraine gagne sans se donner les moyens d’accueillir ceux qui ne veulent pas garnir les rangs de l’armée russe. »

« Si vous êtes un activiste russe et que vous avez participé à quelques manifestations, vous recevez un visa. Mais si vous étiez dans l’armée et que vous vous êtes tiré dessus [pour échapper au combat], vous n’avez pas de visa », tempête une porte-parole d’InTransit, autre ONG aidant les déserteurs.

Un soutien d’Alexeï Navalny explique « Si l’on n’était pas partis, je serais soit en prison, soit à la guerre. Et il y avait un risque que mon fils aîné, qui aura bientôt 18 ans, se soit aussi retrouvé en Ukraine. » La Cour nationale du droit d’asile français lui a accordé le statut de réfugié politique au bout d’un an et demi.

Le niveau de vie confortable d’un couple de Saint-Pétersbourg et de leurs deux enfants n’est plus qu’un lointain souvenir. « Je n’ai aucun regret » car « j’ai sauvé ma famille et je ne suis pas devenu un meurtrier », dit un insoumis. Son épouse aide Traverser la forêt. Ce réseau fonctionnant grâce à des centaines de bénévoles affirme avoir reçu des demandes d’aide de plus de 45 000 Russes et avoir permis à environ 2 000 soldats de déserter, dont une grande partie se terre en Russie.

Le site russe Mediazona fait état de poursuites contre 8 600 militaires russes pour « abandon d’unité » depuis septembre 2022, dont plus de 3 500 les cinq premiers mois de 2024, sur plus d’un million de militaires en armes. En 2021, avant la guerre, 613 avaient été traduits en justice pour de tels faits. Quelque 311 autres sont accusés de « désertion », contre 33 en 2021 [2].

La russification des élèves en zone occupée

Human Rights Watch a publié un rapport sur « la russification forcée du système scolaire dans les territoires ukrainiens occupés ».

Un élève qui parlait ukrainien à l’école a été conduit par les autorités sur des dizaines de kilomètres, un sac sur la tête, jusqu’à une région isolée. Abandonné sur place, il a dû rentrer chez lui à pied, tout seul, en guise de punition.

Les parents sont menacés de détention, de lourdes amendes et de la perte de la garde de leurs enfants s’ils ne les inscrivent pas dans les écoles russes ou s’ils leur font suivre le programme d’enseignement ukrainien en ligne, ce qui n’est plus guère possible depuis que les troupes de Moscou ont coupé tous les fournisseurs de télécommunications non russes. Les autorités vont de maison en maison pour vérifier.

Les experts ukrainiens estiment qu’un million d’enfants en âge scolaire vivent actuellement dans des territoires contrôlés par la Russie, donc 458 000 rien qu’en Crimée.

Les écoles russifiées ont des classes et des heures d’enseignement très limitées, un personnel insuffisant et souvent pas d’électricité. Le gouvernement russe finance l’« éducation patriotique » et l’Armée de la jeunesse, Iounarmia, qui prépare les enfants à rejoindre l’armée et diffuse une propagande anti ukrainienne.

Les manuels d’histoire décrivent l’Ukraine comme un État néonazi et falsifient l’histoire pour justifier l’invasion russe qui protègerait la Russie des attaques de l’Occident et mettrait fin à un « cauchemar de génocide » contre des millions de russophones.

Des écoliers ont exprimé de façon pacifique leur opposition à l’occupation. Ils ont été battus.

Des cours paramilitaires apprennent l’utilisation de différentes armes. Des camps d’été ont soumis des garçons et des filles, dès l’âge de six ans, à un entraînement militaire et à une vaste propagande.

Contre les enseignants ukrainiens qui refusent de collaborer, les Russes ont eu recours à la coercition, à la détention, aux mauvais traitements, aux coups et aux électrochocs.

Les autorités russes violent les exigences du droit des conflits internationaux, qui interdit à une puissance occupante de modifier les lois du territoire occupé, y compris dans le domaine de l’éducation, concluent les militants des droits de l’homme. « Les changements imposés par la Russie au système éducatif dans les territoires occupés violent également d’autres normes internationales relatives aux droits de l’Homme, notamment l’interdiction de la propagande de guerre, le droit de l’enfant à l’éducation dans sa langue maternelle et le droit des parents de prendre des décisions concernant l’éducation de leurs enfants. », indique le rapport.

Une enseignante a raconté que le chef du département d’éducation a essayé de la forcer en débarquant chez elle avec des militaires. Dans ces circonstances, c’est compliqué de dire non, explique-t-elle. « Mais j’ai refusé. » Dans la région de Kharkiv, seule une petite minorité du personnel éducatif a accepté de travailler avec les autorités d’occupation.

L’Ukraine a institué le crime de collaboration en temps de guerre. Au 15 mars 2024, les tribunaux avaient rendu 1 168 verdicts dans des affaires pénales liées à ces accusations, selon les données de la Mission de surveillance des droits de l’Homme des Nations unies en Ukraine. Trente-cinq affaires, la moitié par contumace, concernaient du personnel éducatif et ont valu des peines de un à dix ans de prison [3].

Les auteurs appellent les autorités ukrainiennes à ne pas accuser d’« activités de collaboration » les enseignants des territoires occupés qui enseignent aux enfants selon le programme russe et à ne pas les soumettre à des sanctions. Certains enseignants ont été contraints de travailler sous occupation pour survivre [4].

Un élève de quinze ans condamné à cinq ans de prison

Un tribunal militaire russe a condamné Arseny Turbin, un élève de 15 ans, à cinq ans de prison pour participation à une organisation terroriste. Il avait distribué dans les boîtes à lettres de ses voisins des tracts interrogeant « Avez-vous besoin d’un tel président ? ». Il était « guidé par ses propres convictions », écrit l’ONG Memorial qui l’a reconnu comme prisonnier politique [5].

Deux camarades de classe ont déclaré qu’il « adhérait à l’idéologie néonazie » [6].

Anarchistes tchèques

L’Association anarchiste tchèque (ČAS) exprime sa solidarité et son soutien aux milliers d’hommes ukrainiens qui évitent la mobilisation et refusent d’être emmenés contre leur gré au front en se cachant à l’Ouest.

Selon les estimations, 750 000 Ukrainiens qui sont actuellement réfugiés dans l’Union Européenne, refuseraient de s’enrôler. En République tchèque, 94 643 hommes âgés de 18 à 65 ans bénéficient d’une protection temporaire dans le cadre de la guerre en Ukraine et sont susceptibles d’être mobilisés.

« Aucun d’entre nous ne peut être contraint contre sa volonté de prendre les armes ni être emmené de force comme chair à canon ! »

Le ministre de l’Intérieur Vít Rakušan a estimé : « À l’heure actuelle, le rapatriement en raison d’une violation du service militaire dans un autre pays n’est tout simplement pas possible. »

Les anarchistes déclarent : « Soutenons tous les déserteurs (russes et ukrainiens) et ceux qui refusent la mobilisation. Respectons la conscience de tous ceux qui choisissent de ne pas prendre les armes, de ne pas se battre et de sauver leur vie et celle de leur famille. Nos vies sont plus que les intérêts des États, de la patrie et du capital [7] ! »

Pour échapper à l’armée, Borys Laboyko, Ukrainien originaire de Berehovo, a réussi à échapper aux garde-frontières au poste de contrôle d’Astey et à se rendre en Hongrie. Alors qu’il tentait de traverser la frontière ukraino-hongroise, l’homme a été emmené au bâtiment administratif du poste de contrôle pour vérifier ses documents, mais il a commencé à courir. En chemin, les garde-frontières l’ont rattrapé et l’ont jeté à terre, mais il s’est à nouveau échappé et a traversé le poste de contrôle du côté hongrois, où les gardes-frontières ukrainiens ne sont pas autorisés à pénétrer [8].

Russie-Libertés soutient les objecteurs de conscience

Russie-Libertés rappelle que, selon le média russe indépendant Médiazona, 8 600 militaires russes sont poursuivis pour « abandon non-autorisé d’unité militaire » et plus de 31 000 personnes se sont adressées à l’ONG Get Lost qui aide les déserteurs. Des dizaines de prisons clandestines ont été identifiées par les ONG où les soldats russes subissent des tortures pour désertion de la part de leur propre commandement. Malgré tout, certains militaires trouvent le courage de déserter de l’armée et encouragent les autres à suivre leur exemple. Ils fuient la Russie par des voies dangereuses et incertaines et se retrouvent dans des pays limitrophes, où ils sont en insécurité et doivent constamment se cacher.

Russie-Libertés publie des témoignages sous pseudonymes :

M. Mercedes

Mathématicien, il effectue son service militaire dans une unité scientifique. « J’ai très vite compris que les gens dans l’armée n’étaient pas bien traités. […] J’ai essayé de démissionner en mars 2021, mais ma demande n’a tout simplement pas été traitée. J’ai réessayé en décembre, mon rapport a été rejeté. »

En septembre 2022, il est mobilisé. « La désertion était la dernière chance de ne pas être impliqué dans une guerre criminelle, ni être emprisonné pour de nombreuses années. Pour quitter ce système, j’ai été obligé d’entreprendre des actions décisives et risquées. »

Il est également poursuivi pour son orientation sexuelle. En cas d’expulsion vers la Russie, il risque donc jusqu’à dix ans de prison pour participation à « l’organisation extrémiste LGBTQI+ », jusqu’à 15 ans de prison pour désertion ou l’envoi forcé sur le front.

« J’espère qu’un des pays européens m’accordera une possibilité d’y vivre en toute sécurité. »

Moby-Dick

Il est Sakha, membre de la minorité ethnique de Yakoutie. Il a été mobilisé dans l’armée.

« Énormément de citoyens russes, qui ont été mobilisés et envoyés à la guerre par Poutine, font partie des minorités ethniques. On a l’impression que le régime essaie d’éliminer certains groupes ethniques habitant en Russie. Cela ressemble à un génocide. »

Il a décidé de s’enfuir par un trou dans la clôture de la base. Sa mère l’attendait à l’extérieur.

« Le chauffeur de taxi a tout de suite compris la situation. Il m’a dit qu’à cause de cette mobilisation il ne reste plus d’hommes en Bouriatie et m’a conseillé de m’envoler pour le Kazakhstan, ce que j’ai fait. »

Phare

Il est Tatar et musulman. Il fut officier de l’armée russe.

« Petit à petit, je me suis intéressé aux enquêtes de la Fondation anti-corruption d’Alexeï Navalny. À cette époque, j’ai commencé déjà à penser que j’avais fait une erreur en reliant ma vie à l’armée russe. Le 24 février 2022, je n’avais plus de doute : mon pays a commencé une guerre criminelle. Il a envahi le territoire d’un autre pays pour tuer des civils, détruire des villes, piller et violer. Je ne pouvais pas soutenir cela. »

« Beaucoup de gens pensent que j’ai fui la Russie parce que je suis un lâche, mais cela n’a pas été une décision facile. Ma famille, mes amis, ma maison sont restés en Russie. Mais je crois que mes convictions sont plus importantes que le confort personnel. Quand je suis arrivé au Kazakhstan, j’ai dormi par terre et j’ai fait du travail que je ne pensais jamais faire. Je n’ai aucune idée de ce qui m’arrivera demain.

Si j’étais expulsé vers la Russie, je serais prêt à aller en prison. Je suis parti non pas parce que j’avais peur d’être tué à la guerre, mais parce que je ne voulais pas participer à ce crime.

Si quelqu’un attaquait la Russie, je resterais et défendrais l’indépendance de mon pays. Je ne serais sûrement pas le seul à le faire. Il y aurait des files d’attente devant les bureaux d’enrôlement militaire. Mais j’ai été l’officier au ministère de la Défense, non pas au ministère de l’Invasion. »

« Il y a beaucoup de gens honnêtes parmi nous, les citoyens russes, mais certains ont connu un sort bien pire que le mien. Et si je garde le silence en étant au Kazakhstan, je n’aurai pas la capacité de sauver les autres, ni de me sauver moi-même. J’ai donc décidé de me prononcer publiquement. Même si mes discours ne seront entendus que par 20-30 personnes en Russie, la chaîne continuera. Chacune d’elles pourra ramener 20 autres personnes à la raison. »

Son surnom est Phare parce qu’il guide les autres dans l’obscurité.

Le Sportif

Sa mère l’élevait seule dans un petit village, un endroit aussi dépourvu d’espoir que d’emplois. Elle l’a inscrit dans une école militaire, car cette formation était gratuite. Cela ressemblait à un ticket pour une vie meilleure.

« Comme on disait chez nous, l’armée va te nourrir, te loger, t’habiller. En plus, elle ferait de moi un vrai homme. »

« J’ai été formé dans une atmosphère qui ne me permettait pas de comprendre ce qui se passait dans mon pays. Quand je suis entré à l’école militaire, je n’avais pas réalisé qu’on m’entraînait pour asservir un autre peuple. »

« Le 24 février 2022, lorsque l’invasion à grande échelle de l’Ukraine a commencé, ma vie a basculé. À ce moment, j’ai immédiatement décidé que je ne participerais d’aucune manière à ce qui avait commencé. J’ai compris que c’était un point de non-retour qui allait changer la vie de tout le pays, et la mienne aussi. »

En octobre 2022, une affaire pénale a été ouverte contre lui pour non-respect des ordres et pour l’abandon non autorisé de l’unité militaire. Son commandant l’a menacé en précisant qu’il n’avait que deux options : soit partir à la guerre, soit aller en prison.

« Ce que j’ai ressenti c’était le dégoût. On voulait me forcer à aller me battre contre le peuple libre d’Ukraine. Notre liberté nous est retirée jour après jour pendant un quart de siècle, mais Poutine a voulu voler celle des Ukrainiens en trois jours. Poutine voulait me mettre dans un sac mortuaire, mais c’est l’uniforme de son armée qui finira dans un sac poubelle. »

Il a quitté la Russie et s’est réfugié au Kazakhstan quelques jours avant la fin de son procès sans attendre la décision du tribunal. Il a déserté en faisant appel à l’ONG russe Go by the Forest aidant les hommes russes à éviter de participer à la guerre.

Lénine

« 2022, c’était une année choc. L’hégémonie de Poutine est soudainement devenue très similaire à celle du Troisième Reich. J’ai toujours cru que le peuple ukrainien était un peuple fraternel. J’ai été choqué quand l’armée russe est entrée en Ukraine. Je ne pouvais pas croire que mon pays ait emprunté ce chemin. »

« Le deuxième coup dur a été la mobilisation. À ce moment, ma vie a été détruite. J’ai été mobilisé tout de suite après l’annonce de la mobilisation, directement sur mon lieu de travail : des commissaires sont venus et ont emmené deux personnes, dont moi, alors que je ne suis pas du tout un militaire. […] Il n’y avait pas assez de munitions, certains casques et gilets pare-balles étaient transpercés portant des traces de sang. 75 % des mobilisés étaient ivres et cherchaient à s’oublier. Ceux qui ne buvaient pas cherchaient des moyens de s’échapper. »

Il abandonne son unité et se cache pendant cinq mois. Il part à l’étranger grâce à l’aide de Traverser la forêt.

Contact

« La carrière militaire n’était pas mon choix. J’avais toujours peur de l’armée. Mais on dit qu’il faut affronter nos peurs. Mes parents ont insisté pour que j’entre à l’école militaire. Ma famille n’est pas riche et n’avait pas assez d’argent pour payer mes études. Alors que dans l’armée on te nourrit, on t’habille et on te loge. Dès les premiers jours, j’ai réalisé que ce n’était pas pour moi : une vie routinière et l’irrespect total des droits humains. »

Il est envoyé en Ukraine. « J’étais choqué. Pour moi, la guerre avec l’Ukraine était quelque chose d’impensable. J’ai de la famille en Ukraine. Je n’ai jamais cru qu’il y ait des nazis là-bas. Poutine force les Russes à combattre l’armée ukrainienne qui protège son pays, son peuple, son état. »

J’ai demandé au commandant du bataillon : "Est-ce que nous venons d’attaquer l’Ukraine ?". Il m’a répondu qu’il s’agissait d’une opération spéciale qui serait finie dans 10 jours. Trois jours plus tard, il a été tué. »

« Le 21 septembre [2022], j’ai quitté la Russie. Je ne pouvais pas revenir sur le front pour des raisons morales. Ma famille ne m’a pas soutenu, on m’a dit que j’étais un traître. J’ai donc cessé mes contacts avec eux. »

« Ma vie actuelle dans un pays étranger sans aucune perspective est bien meilleure que la guerre. Ma conscience est tranquille : je ne tuerai personne. De plus, j’essaie d’aider les autres gars à fuir de l’armée russe. Après avoir failli mourir plusieurs fois, je suis juste heureux d’être en vie. »

Il a initié le projet anti-guerre « L’Adieu aux armes » qui accuse l’invasion en Ukraine et vise à encourager les militaires russes à refuser d’y participer et à déserter de l’armée.

Le manifeste de l’organisation dit que la guerre déclenchée par le Kremlin n’est nécessaire que pour poursuivre le pillage de la Russie par Poutine et préserver son pouvoir.

Il participe également au projet « Point de non-retour », qui fournit de l’aide juridique et l’assistance à la recherche de travail et de logement pour les déserteurs.

« On essaie d’organiser des couloirs humanitaires vers des pays tiers pour ceux qui se trouvent dans la même situation que moi. Beaucoup d’entre eux pourraient témoigner devant le tribunal international sur les crimes militaires russes en Ukraine. Moins il y aura de gens participant à cette guerre, mieux ce sera pour l’Ukraine, le monde entier et la Russie.

Je dis à tous les hommes russes : ne signez pas de contrat militaire. C’est une menace à votre vie, santé, liberté. Ne participez pas à la guerre. Ce n’est pas votre guerre. »

Russie-Libertés collecte des fonds pour les objecteurs de conscience. Il faut sauver le déserteur ryan.

Ma Russie est en prison

Du 28 au 30 juin 2024, les communautés russes anti-guerre et démocratiques organisent une action mondiale « Ma Russie est en prison ». La date coïncide avec le deuxième anniversaire de l’arrestation d’Ilia Iachine [9].

« Il vaut mieux passer dix ans derrière les barreaux, en restant honnête, que de brûler dans une honte silencieuse pour le sang que les autorités de mon pays font couler. » (Extrait du « Dernier mot » d’Ilia Iachine pendant son procès).

Russie-Libertés communique : « La guerre à grande échelle et la transformation de la Russie en dictature sont les terribles conséquences de la destruction de ses institutions démocratiques. Le piétinement des droits et des libertés, la répression, le renforcement de la censure, voilà ce qui caractérise la Russie de Poutine.

Mais la vraie Russie, ce sont les Russes qui partagent les valeurs démocratiques et universelles. Ce sont ceux qui, malgré la répression, les menaces pour leur liberté et pour leur vie continuent à se battre contre l’État pour l’avenir du pays et pour mettre fin à la guerre brutale qu’il est en train de mener.

Selon OVD-Info, une ONG de défense des droits humains, en Russie 2 570 personnes sont actuellement inculpées dans des affaires pénales à caractère politique et, selon les estimations, 1 281 personnes poursuivies pour des raisons politiques sont en détention, et ce nombre continue d’augmenter, tout comme le nombre de lois liberticides absurdes. »

Russie-Libertés et Les Russes avec l’Ukraine ont organisé des manifestations à Paris et à Montpellier. Russie-Libertés est partenaire de la marche des fiertés, avec la participation de citoyens russes, pour dénoncer les lois homophobes et la répression menée contre les personnes LGBTQ+ en Russie.

Malanka - Média, le média indépendant bélarus, le Centre pour les droits humains Viasna, l’association Russie-Libertés, l’Espace Libertés | Reforum Space Paris avec le soutien de la Commission européenne ont le plaisir de vous inviter à la soirée d’inauguration de l’exposition sur la vie croisée de deux éminents défenseurs de droits humains, prisonniers d’opinion et lauréats du Prix Nobel de la Paix, Alès Bialiatski et Oleg Orlov.

Alès Bialiatski est un militant bélarus des droits humains, fondateur et dirigeant du Centre de défense de droits humains Viasna, condamné en 2023 à 10 ans de prison pour ses activités militantes. Il est l’un des plus importants défenseurs des droits humains au Bélarus. Son engagement vise à défendre les libertés civiles et à lutter pour la démocratie dans un pays confronté à une dictature depuis 1994.

Ami de longue date d’Alès Bialiatski, Oleg Orlov est une figure tout aussi éminente des droits humains en Russie : il est l’un des fondateurs du Centre de défense des droits humains Memorial et lauréat du prix Nobel de la Paix en 2022. Il a récemment été condamné à 2 ans et demi de prison pour ses déclarations contre la guerre en Ukraine.

Des prises de parole et des projections de films auront lieu pendant cette soirée.

Israël

Lucas Menget, grand reporter au Moyen-Orient rencontre des Russes exilés en Israël. Timur est un des rares à s’interroger. Son père s’est laissé influencer par la propagande russe et le complotisme. En 2014, à la première invasion de l’Ukraine, Timur, qui a des origines juives, part en Israël. Il s’engage dans l’armée. « Soldat en Israël, oui. En Russie, c’était au-dessus de mes forces, je ne voulais pas être dans l’armée de Poutine et aller tuer en Ukraine. »

Il part renouveler ses papiers en Russie. Il y reçoit un ordre de mobilisation en octobre 2022. « Je ne suis pas rentré. J’ai eu peur. Entre-temps, il y avait eu Boutcha et Irpin en Ukraine. Moi j’avais fait quelques manifestations contre la guerre. » « Il fallait que je fuie la Russie, qui faisait une guerre injuste. Et que je retourne en Israël, mais je n’étais plus fier de ce pays qui maltraite les Arabes. » « La plupart des immigrés russes soutiennent l’extrême-droite, parce que ce sont les seuls à leur parler. […] Ce qui intéresse [Netanyahou], c’est que les Russes soient anti arabes comme lui. Et ça marche. »

Il manifeste contre les projets de réduction des pouvoirs de la Cour suprême israélienne. Le 7 octobre 2023, « j’ai compris que tout s’effondrait. », « Je ne vois pas d’issue. La Russie mène une guerre injuste. Le Hamas a déclenché une guerre israélienne injuste. » Pour ses copains ukrainiens de Tel-Aviv, « Le Hamas et Poutine, c’est pareil, c’est la même guerre [10]. »

Avez-vous enterré votre frère ?

En décembre 2022, un Ukrainien, combattant dans le Donbass, est porté disparu depuis neuf mois. Sa sœur jumelle reçoit de Russie un SMS : « Avez-vous enterré votre frère ? ». Une correspondance va durer deux ans :

  • Vous êtes qui, vous ? Vous avez le téléphone de mon frère ?
  • Non, je ne l’ai plus. Je suis juste curieux de savoir s’il a été enterré.
  • Pourquoi voulez-vous le savoir ?
  • Je n’arrive pas à dormir, je n’arrête pas de rêver de ton frère. […] Je peux t’appeler Katia ?
  • Vous pouvez. […] Tu as vu mon frère en vie ?
  • Oui. Il était blessé. Il continuait à tirer sur nous. Il n’a pas voulu se rendre. Je lui ai personnellement ordonné de déposer les armes.
  • Tu lui as tiré dans a tête ? […] Il portait un gilet pare-balles, putain ! Tu es sûr de l’avoir touché à la tête ?
  • Le gilet ne sauve pas lors de combat rapproché. Je suis vraiment désolé. […] Il ne voulait pas se rendre… Il aurait pu survivre s’il n’avait pas été aussi têtu. Je n’ai pas eu le choix. […] J’espère qu’après t’avoir parlé il ne viendra plus me hanter… […] As-tu déjà tué quelqu’un ?
  • Non, je suis médecin. Je soigne les gens.
  • Ton frère était mon premier. Les suivants sont passés comme une lettre à la poste.

Il lui présente ses excuses, lui dit qu’il la trouve jolie et qu’elle ne ressemble pas à une nazie.

  • Pourquoi lui tirer une balle dans la tête s’il est déjà blessé ? […] C’est plus facile de s’en prendre à quelqu’un qui est couché… Pourquoi ne l’avoir pas fait prisonnier de guerre ? […] J’espère qu’à partir de maintenant tu ne rêveras plus seulement de son visage, mais aussi du mien.

Oui, il voit aussi son visage en rêve et il est si beau.

La réalisatrice française d’origine russe, Ksenia Bolchakova, autrice de reportages diffusés sur Arte, décide de suivre la piste du soldat russe. Sa sœur se confie au téléphone. « Fin mai 2022, il est revenu. Il n’était plus le même. Agité, nerveux, pensif, comme s’il gardait tout pour lui. […] Beaucoup de ses amis et compagnons sont morts. […] Aujourd’hui, beaucoup de nos hommes partent pour l’argent. […] Quel est l’intérêt d’aller là-bas pour de l’argent ? Pour ensuite revenir mort ou blessé, pour rester couché dans un lit, estropié à vie… Est-ce que ça en vaut la peine ? »

Les soldats de cette région, le Bachkortostan, reçoivent presque quatre fois le revenu moyen de cette république.

Katia milite désormais dans des associations qui réclament des autorités ukrainiennes plus de transparence sur le sort des prisonniers capturés par la Russie ou disparus. Elle communique toujours avec son correspondant russe et espère qu’il passera un jour en justice [11].

Relokanty

Sans doute entre 700 000 et un million de Russes ont quitté leur pays après l’invasion de l’Ukraine. Ce sont les relokanty, un néologisme signifiant les relocalisés. Certains sont rentrés en Russie, faute d’emploi ou de visa et de permis de séjour de longue durée.

Commandée par l’Institut français des relations internationales à un Think tank de chercheurs russes en exil, le Center for analysis and strategies in Europe, une étude sociologique a interrogé des relokanty installés en Allemagne, en France, en Polognes et à Chypre. 65 % citent le conflit avec l’Ukraine comme raison de leur départ. Mais la plupart n’étaient pas pourchassés immédiatement par le régime. 44 % évoquent d’autres raisons politiques, 33 % des motivations économiques et 8 % leur orientation sexuelle, plusieurs réponses étant possibles.

56 % soutiennent davantage l’Ukraine, 11 %, la Russie et 17 % ne tranchent pas.

64 % désapprouvent totalement la politique de Poutine, surtout si leur départ est postérieur à 2014.

34 % ne désirent pas rentrer en Russie et 75 % souhaitent la nationalité du pays d’accueil que 20 % ont déjà. 62 % bénéficient d’un revenu mensuel supérieur à 3 000 euros. 28 % travaillent dans les technologies de l’information (10,9 % en France).

37 % pourraient retourner en Russie en cas de changement de régime, de fin des opérations militaires en Ukraine ou si la menace d’enrôlement militaire cesse.

Beaucoup sont engagés dans la vie politiques russe de différentes manières.

Les pourcentages sont différents en France où les exilés sont moins éduqués, politisés et attachés aux valeurs démocratiques [12].

Dmitri Goudkov, ex-député d’opposition russe aujourd’hui en exil, estime, à Paris, qu’« un ingénieur de moins, c’est un missile de moins en direction de l’Ukraine ».

« La stratégie visant à saper le régime de Poutine devrait inclure une “hémorragie” orchestrée : stimuler l’exode de spécialistes qualifiés et d’argent de Russie sans lien avec la guerre », propose le cercle de réflexion russe [13].

Milice Wagner

Mediazona et le service russe de la BBC ont eu accès aux archives de la milice Wagner et les ont recoupées avec d’autres sources. Elles concernent les paiements posthumes à des proches pour un montant de 108 milliards de roubles. Ce document contient plus de 20 000 noms de personnes tuées entre janvier 2022 et août 2023. Plus de 19 500 combattants sont morts à Bakmouth. 17 000 d’entre eux sont des prisonniers graciés par Vladimir Poutine.

Wagner a perdu plus de 200 personnes par jour, le maximum absolu était de 213 personnes. Au moins 48 366 prisonniers ont combattu pour Wagner.

Désormais, les prisonniers sont recrutés par les détachements « Storm Z » du ministère de la Défense [14].

Mer Noire

Le 6 juin 2023, le barrage hydroélectrique ukrainien de Kakhovka, sur le Dniepr, alors sous occupation russe, a été détruit. Dix-huit milliards de tonnes d’eau se sont déversées sur 450,4 kilomètres carrés. L’inondation a atteint 60 509 bâtiments [15] dans 80 villes et villages [16] et détruit la faune, la flore, les sols, amenant de multiples épisodes de pollution [17]. 100 000 habitants ont dû être évacués. « Après l’explosion du barrage, un niveau anormal d’eau douce et polluée a pénétré les eaux de la mer Noire », constate Olena Marushevska, une spécialiste de cette mer. Cela a provoqué la prolifération de cyanobactéries qui ont privé les espèces marines d’oxygène et « causé la mort de près de 70 % des moules sur les côtes d’Odessa et ont durement malmené d’autres espèces. » Des polluants chimiques affectent les sédiments du littoral. « Ce sont des substances issues des eaux usées, des cimetières ou de matériaux de construction emportés par les eaux. »

À la chute des régimes communistes ukrainiens et roumains, riverains de la mer Noire, « c’est surtout l’effondrement de l’industrie et la baisse des activités humaines qui ont permis la réapparition naturelle d’espèces […] essentielles pour la biodiversité marine », raconte le directeur de l’Institut national roumain de géologie et de géo-écologie marine. Pour lui, l’impact de la guerre se fait surtout sentir par la militarisation de la zone : « de nombreux projets de coopération ont été suspendus et la Russie a été mise à l’écart. »

« Les deux rives du Dniepr étaient remplies de mines antichars qui se sont retrouvées dans la mer. On ne sait pas où elles sont. Elles peuvent être recouvertes par les moules ou les algues », décrit O. Marushevska. Une mine flottante a explosé contre des rochers à proximité d’une plage roumaine fréquentée. À cause du risque, les scientifiques ukrainiens ne vont plus en mer depuis le début de la guerre. Des méthodes d’observations satellitaires sont expérimentées. Des partenariats étrangers sont nécessaires pour réclamer des réparations à la Russie devant les tribunaux [18].

Opération de déminage

Selon le Statut de Rome, est un crime de guerre « le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment […] des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu » [19].

Ilia Iachine

Ilia Iachine, l’opposant politique condamné à huit ans et demi dans une colonie pénitentiaire russe, répond aux questions des journalistes de Dozhd.

« J’ai décidé de rester en Russie et de m’engager dans la politique de l’opposition, en tenant compte des [risques que j’encourrais]. Et je continue de le faire, malgré mon emprisonnement, en essayant de transformer le tribunal, la cellule et la caserne en une plate-forme politique anti-guerre. […]
Le meurtre de Navalny m’a choqué. Mais cela ne m’a pas démoralisé ni plongé dans l’apathie. Bien au contraire : je comprends que maintenant j’ai encore plus de responsabilités, je suis obligé de m’en tenir à ma ligne et de continuer le travail pour lequel mes camarades [Boris Nemtsov et Alexeï Navalny] ont donné leur vie. […]
De mon point de vue, il faut désormais penser non pas tant à l’unification structurelle de l’opposition qu’au développement de la coopération dans le cadre de certains projets spécifiques. […] Le monde entier devrait assouplir le régime des visas pour les réfugiés russes anti-guerre. […]
Ioulia Navalnaïa [veuve de Navalny] est aujourd’hui probablement l’opposante russe la plus célèbre à l’étranger. […] Je lui souhaite bonne chance et je serai toujours prêt à l’aider. […]
[En prison], J’entends de plus en plus souvent les voix de ceux qui croient que l’invasion de l’Ukraine elle-même était une erreur, que cette guerre n’a aucun sens et n’a apporté aucun bénéfice à notre pays. […]
[La décision de rester en Russie] me donne l’opportunité de maintenir le poids de ma parole. Je profite ici de chaque occasion pour parler de l’agression criminelle contre l’Ukraine, de la pression exercée sur la société russe, de la tyrannie instaurée par Poutine. Il est clair que je pourrais dire tout cela à l’étranger, mais de tels discours, prononcés depuis un café parisien et depuis une prison russe, ont un poids politique différent. Je suis resté en Russie pour être une voix russe contre la guerre et la dictature.
Et bien sûr, il est important pour moi de partager mon destin avec mon pays et avec mon peuple. Je crois sincèrement qu’un homme politique russe doit être aux côtés de la Russie, comme on dit, dans la joie comme dans le chagrin.
Oui, les conditions de détention sont dures et ce n’est pas du tout facile pour moi. Mais mon âme est calme et je vis en harmonie avec ma conscience [20]. »

Bagarre entre ambulanciers et militaires

Le 11 juin 2024, à Odessa, près du centre de recrutement militaire, un conflit a éclaté entre les militaires et les ambulanciers.

Comme l’écrit le journal Dumskaya, une équipe d’ambulanciers est arrivée au centre et s’est retrouvée enfermée à l’intérieur par les militaires, qui envisageaient de les mobiliser dans l’armée. Des collègues des ambulanciers sont arrivés au bâtiment dans des ambulances avec sirènes allumées et ont organisé une manifestation. Il y a eu plusieurs bagarres entre ambulanciers et militaires ; ils ont été séparés par la police. Les ambulanciers détenus ont ensuite été libérés du centre [21].

Massive Attack

Le groupe Massive Attack a annulé un concert prévu le 28 juillet en Géorgie.

« À ce stade, se produire dans la salle de concert publique de la Mer Noire pourrait être considéré comme une approbation de mesures violentes contre les manifestations pacifiques et la société civile. Les passages à tabac, les arrestations, les menaces et les violences contre des manifestants pacifiques, des militants et des personnalités de l’opposition, ainsi que les lois qui dénigrent la société civile et nient les droits LGBTQ, vont à l’encontre de tout ce que nous défendons », a déclaré le groupe dans un communiqué [22].

Anciens d’Afghanistan sur le front russe

Pour compenser ses pertes sur le front ukrainien, l’armée russe recrute, dans le plus grand secret, d’anciens commandos afghans formés par les États-Unis et l’Otan. Une opération conduite par la milice Wagner, avec la complicité de l’Iran. L’ambassade de Russie en Iran et l’organisation paramilitaire privée Wagner veulent enrôler dans « L’Armée libre russe » 30 000 soldats traqués par les talibans et qui ont dû fuir en Iran. En vingt ans d’occupation de l’Afghanistan, Washington a investi 90 milliards de dollars pour construire une armée autonome et des corps d’élite.

« Pendant treize ans, j’ai participé aux opérations spéciales nocturnes contre les talibans et Daech. Les Occidentaux m’ont appris leurs techniques de coordination de guerre. Quand Kaboul est tombée, j’étais stationné dans le camp de l’aéroport », se souvient un soldat qui rejoindra bientôt des centaines de ses compatriotes à Moscou, avec ses compétences militaires.

Un ancien officier américain confirme : « Nous les avons formés à l’image de nos forces spéciales. On leur a transmis les stratégies de l’armée américaine comme le maniement des engins explosifs improvisés, les techniques de combat nocturne, les opérateurs radios avancés, etc. »

On lit dans un rapport du comité des affaires étrangères de la Chambre des Représentants des États-Unis : « Il est possible que ces anciens militaires et autres agents de renseignement afghans soient recrutés ou contraints de travailler pour l’un des ennemis des États-Unis […], notamment la Russie, la Chine ou l’Iran. »

Un million d’Afghans se seraient réfugiés en Iran après la chute de Kaboul, dont un grand nombre d’anciens militaires. Autrefois tireurs d’élite ou soldats spécialisés, ils enchaînent désormais des petits boulots qui ne suffisent ni à payer leur loyer ni à nourrir leur famille.

À l’expiration de leur visa iranien, les Afghans sont incités par du chantage et des menaces, à s’enrôler pour la Russie. L’un d’eux témoigne « Deux gardiens de la révolution m’ont bandé les yeux et m’ont emmené de force dans leur voiture. Une fois arrivés dans un immeuble que je ne connaissais pas, ils m’ont posé un ultimatum : aller à l’ambassade russe de Téhéran pour parler de mon transfert à Moscou ou me déporter à Kaboul avec toute ma famille… »

Un autre témoin : « Si je suis renvoyé en Afghanistan, les talibans me retrouveront. Je préfère mourir sur le front ukrainien plutôt que d’être torturé et tué par les hommes que j’ai combattus pendant plus de quatorze années. »

Le journaliste afghan Sanjar Sohail, qui vit aujourd’hui au Canada, a enquêté sur 490 cas de meurtre, de torture, d’emprisonnement et de disparitions ciblant d’anciennes forces de sécurité afghanes. Au total, il estime qu’entre 6 000 et 8 000 soldats des forces spéciales afghanes ont été tués. À ces hommes, les talibans ont pourtant promis plusieurs fois l’amnistie. « Certains y ont cru. Ils sont retournés en Afghanistan. Quelques jours après, leurs cadavres ont été retrouvés. »

Moscou fait miroiter un salaire entre 2 000 et 5 000 dollars ainsi que la nationalité russe. Des promesses vont de 30 000 dollars pour des blessures à 60 000 pour les familles des soldats morts au combat. Des généraux afghans collaborent avec Moscou pour procéder au recrutement. Depuis l’Iran, ils assument le rôle d’intermédiaire entre recrutés et recruteurs [23].

Journée internationale de l’objection de conscience

Le 15 mai 2024, Journée internationale de l’objection de conscience, des rassemblements ont eu lieu dans plusieurs pays.

À Francfort-sur-le-Main, Eugène Arefiev et Andrii Konovalov, objecteurs russes et ukrainiens, ont exigé la protection de tous les objecteurs de conscience et déserteurs de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine.

Les militants de Berlin se sont rendus devant les ambassades de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine pour exiger la fin de la persécution des objecteurs de conscience et des déserteurs.

À Münster, Guido Grünewald, membre du conseil d’administration d’EBCO (European Bureau for Conscientious Objection / Bureau européen de l’objection de conscience [24]), a prononcé un discours, disant notamment « La pression sur les objecteurs de conscience et le droit de refuser de servir s’accroît. Bien entendu, cela s’applique principalement à la Russie, à l’Ukraine et également à la Biélorussie. Bien que la Biélorussie ne soit pas encore directement partie à la guerre, nombreux sont ceux qui craignent que le dictateur Loukachenko ne mène le pays aux côtés de la Russie dans la guerre d’agression contre l’Ukraine. Les trois États sont des sociétés de guerre hautement militarisées, avec des niveaux élevés de corruption et une propagande orchestrée par l’État qui classe les opinions déviantes et encore plus d’opposition à la guerre comme une expression de soutien à l’ennemi. L’accès aux conscrits a été élargi l’année dernière, notamment en prolongeant l’âge de la conscription, en abaissant les exigences en matière de santé et en prévoyant l’envoi électronique des notifications de conscription. Nous avons, à plusieurs reprises, [recueilli] des informations faisant état de recrutements violents et de poursuites contre ceux qui refusaient. En Biélorussie, le nombre d’hommes ayant échappé au service militaire est estimé à 5 000. Beaucoup d’entre eux ont fui vers la Lituanie voisine. Cependant, les déserteurs y sont classés comme une menace pour la sécurité nationale par le ministère lituanien de la Défense. Jusqu’à présent, 300 objecteurs se sont vu refuser l’asile sur cette base ; Ils sont menacés d’expulsion vers la Biélorussie, où ils risquent de lourdes peines et, dans le pire des cas, la peine de mort. […]
Olga Karatch, membre du conseil d’administration de l’EBCO et directrice de l’organisation de la société civile Nash Dom (Notre Maison), travaille sans relâche en exil en Lituanie pour les réfugiés biélorusses opposants à la guerre. Elle et son mari se voient également refuser un asile sûr, même si elle a été accusée d’« extrémisme » dans 16 décisions de justice en Biélorussie jusqu’à présent et qu’elle y fait face à de lourdes sanctions. Hier, j’ai reçu la terrible information selon laquelle le mari d’Olga, Oleg Borschtschewski, avait dû restituer le respirateur pulmonaire dont il avait besoin pendant la nuit car, en tant que réfugié non reconnu, il ne bénéficie d’aucune prestation du Service national de santé.
Les combattants russes ont principalement fui vers les anciennes républiques soviétiques voisines ; Cependant, ils n’y bénéficient que d’un droit de séjour limité et ne sont pas à l’abri d’une expulsion. Ils ne parviennent à entrer dans l’UE que dans de rares cas, et les tribunaux y imposent également des normes de preuve individuelles élevées [...]
Le gouvernement ukrainien a complètement aboli le droit constitutionnel à l’objection de conscience, déjà sévèrement restreint, en vertu de la loi martiale. Au moins 24 opposants ont été inculpés depuis le début de la guerre et certains ont été condamnés à des peines de prison de plusieurs années. Yurii Sheliaschenko, très actif secrétaire général du Mouvement pacifiste ukrainien et membre du conseil d’administration de l’EBCO, est harcelé depuis l’été 2023. Son ordinateur, son smartphone et ses documents ont été confisqués et il est depuis assigné à résidence la nuit. […]
Le ministère de la Justice a également récemment demandé au tribunal d’interdire le mouvement pacifiste ukrainien. […]
Outre l’énorme augmentation générale des dépenses militaires, l’influence de l’armée sur le système éducatif s’accroît considérablement dans de nombreux pays, dont les trois États en guerre, la France, la Croatie et la Suède. […]
Nous exigeons des gouvernements de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine : qu’ils cessent immédiatement la persécution des objecteurs de conscience et des déserteurs !
Nous exigeons de l’UE et du gouvernement fédéral : ouvrez les frontières ! Donnez aux opposants à la guerre la possibilité d’entrer dans l’Union européenne ! Protégez les objecteurs de conscience et les déserteurs de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine et accordez-leur l’asile ! »

L’Internationale des Résistants à la Guerre (WRI), le Bureau européen de l’objection de conscience (EBCO) et Connection eV ont lancé la campagne www.refusewar.org. Serhii, d’Ukraine, y écrit : « Je rejette et refuse de participer au régime militaire, à la cruauté, à la conscription, à la propagande et aux profits de guerre. » « Je défends le droit humain universel à la paix et à l’objection de conscience, à une gouvernance non violente et à la protection non armée de la population civile [25]. »

Prix international de la paix de Brême

Le Prix international de la paix de Brême a été décerné à « Connection e.V. » qui milite en faveur des objecteurs de conscience et des déserteurs du monde entier. Une attention particulière est actuellement portée aux milliers de personnes qui ont fui les combats en Russie et en Ukraine, qui refusent ou qui désertent. Il y a deux ans, Connection e.V. a lancé pour eux #ObjectWarCampaign, à laquelle participent plus de 120 organisations à travers l’Europe.

Verstka

Verstka (« Mise en page » ou « Présentation ») est un magazine d’actualité socio-politique en ligne qui « étudie et décrit le fonctionnement de la société russe ». Lancé en avril 2022, Verstka constitue une riposte à « l’offensive lancée contre les médias russes pendant la guerre en Ukraine [26]. » Selon un de ses reportages, dans les régions russes, des centaines de personnes mobilisées qui refusaient de se battre contre l’Ukraine ont commencé à être envoyées de force au front. Ceux qui résistent sont battus et ligotés. Les refuzniks sont embarqués dans des avions sous la menace d’une arme et envoyés, entre autres, à des assauts près de Kharkov.

Sergueï Krugly a décidé de ne pas retourner à la guerre parce que, dans des hallucinations, il voyait toujours les têtes humaines qu’il ramassait dans les champs d’Ukraine après les combats. Au cours d’une permission, il a saccagé sa maison qu’il croyait attaquée par des drones. Les médecins ont refusé de le réformer. Il est resté chez lui et les troubles se sont atténués. Mais la police l’a arrêté.

Vladimir Muronov, pendant une permission en juin 2023, décide, en accord avec sa famille, de ne pas repartir. Arrêté par la police militaire, il est emmené au 32ème camp militaire d’Ekaterinbourg. Là, il est enfermé dans un immeuble de quatre étages avec d’autres refuzniks qui figurent sur la liste des 800 évadés de la guerre en janvier 2024. Le bâtiment, qui n’est pas un lieu de détention légal, est surpeuplé. Les prisonniers dorment par terre et sont mal nourris.

« Ce sont des gens qui étaient prêts à purger une peine pour leur refus de se battre et à subir toutes les punitions nécessaires. Ils ne voulaient pas fuir leurs responsabilités, ils étaient prêts à les assumer, à aller en justice et à être condamnés à une peine de prison », raconte la sœur d’un des déserteurs. « On leur a proposé de repartir en Ukraine, après quoi l’infraction pénale serait abolie et les indemnités, salaires et avantages seraient rétablis. [Sinon un procès leur serait intenté.] Presque tout le monde est resté dans le bâtiment en attendant son procès. »

Selon des proches, au cours de l’hiver, ceux qui refusaient d’aller au front ont commencé à être battus afin de « les inciter à partir pour l’Ukraine ». Puis les refuzniks ont commencé à s’enfuir. Certains ont profité de visites de 15 minutes chez leurs proches. D’autres sont descendus dans la rue agrippés à des draps noués. Certains se sont ainsi cassés les jambes et les bras. D’autres encore sont revenus plus tard parce qu’ils craignaient que ce soit pire s’ils étaient repris.

Verstka

La vie en clandestinité est difficile, elle ne permet pas de trouver du travail ou d’être soigné

À la mi-mai 2024, des objecteurs de conscience ont commencé à être emmenés de force à la guerre, malgré leurs blessures, la promesse de ne pas les faire partir et les audiences judiciaires programmées dans les cas d’évasion du front.

Des militaires, armés de mitrailleuses et de matraques, ont enfermé de force 170 à 180 refuzniks dans des bus, après quoi ils ont été emmenés sur un aérodrome militaire, et de là vers la guerre. Vladimir en faisait partie. Des faits similaires ont eu lieu dans d’autres régions. Au moins 170 hommes qui ont refusé de se battre ont été privés du droit à un procès et ont été totalement exclus de la procédure pénale.

La sœur de Vladimir s’est assise par terre dans l’aérodrome pour empêcher le départ de son frère, en vain. « En fait, je comprends que c’est la dernière fois que nous nous voyons. Il ne sert vraiment à rien là-bas. Il peut à peine se tenir debout. Ils les ont emmenés pour en finir. Il n’y survivra pas. […] Ils étaient simplement envoyés comme chair à canon. Et tout ça pour quoi ? »

Parmi ceux qui n’ont pas été emmenés, il y a des gens limités et totalement inaptes au service militaire, des pères de nombreux enfants, un homme qui s’est cassé les deux jambes en tentant de s’échapper de la caserne par une fenêtre.

Et les jours mêmes où Sergueï et Vladimir étaient conduits dans des bus, Gennady, un mécanicien de 48 ans, était emmené à Kazan avec une douzaine d’autres personnes qui avaient fui le front. Après huit mois de combat, il a été blessé. En dépit d’un avis médical, il n’a pu être démobilisé. Il a simplement quitté son unité. Après des mois sans sommeil, il est assailli de cauchemars et tente de se suicider. Il est arrêté et emmené dans une caserne avec 150 autres refuzniks. Il est déclaré inapte à la guerre et pourtant envoyé au front.

Une femme a raconté à Verstka que son mari, qui a quitté la guerre en 2022, a été arrêté deux ans plus tard à Rostov alors qu’il était allé souscrire une assurance automobile. Il a passé trois mois à partir de mars 2024 sur le territoire d’une unité militaire à Rostov. Le bâtiment de trois étages était rempli de refuzniks ; 40 personnes étaient assises dans une pièce. Ceux dont les proches ont osé porter plainte auprès du bureau du procureur et du ministère des Armées au sujet des conditions de détention ont été menottés et « harcelés moralement ». Selon l’interlocutrice de Verstka, le 6 mai à cinq heures du matin, la police militaire s’est rendue chez les refuzniks et a rassemblé 67 personnes dans des bus à destination de Donetsk. Ceux qui ne voulaient pas y aller ont été battus et ligotés. L’un d’eux dit qu’ils ont déjà été affectés aux brigades d’assaut et qu’ils seront conduits à l’attaque, « en guise de punition pour avoir refusé de se battre ». « Ils sont sous la menace d’une arme [27]. »

Héros russes

Les vétérans de l’invasion de l’Ukraine sont traités en héros, en particulier ceux qui ont été blessés. Ils bénéficient d’un programme de réhabilitation à la vie civile. Selon Poutine, ils constituent une « véritable élite » et « devraient occuper des postes de premier plan dans le système éducatif et de formation des jeunes. » Après une rapide formation, ils obtiennent un certificat leur permettant d’enseigner et de témoigner dans les écoles. « Devant les élèves, il n’y aura pas seulement un professeur mais quelqu’un qui sait ce qu’est l’héroïsme, le patriotisme, et qui l’a prouvé par l’exemple », témoigne l’un d’eux. La guerre est perçue par certains comme un ascenseur social [28].

Le retour à la vie civile est aussi marqué par des traumatismes psychologiques, l’alcoolisme et la violence. Selon le média en ligne Verstka d’avril 2024, cent sept personnes ont déjà été assassinées en Russie et au moins autant gravement blessées par des soldats rentrés du front.

Un criminel multirécidiviste, ancien mercenaire de Wagner, a été condamné pour le meurtre de son amie. Lors du prononcé de la peine, le tribunal a pris en compte comme circonstances atténuantes le fait qu’il « avait participé aux activités assignées aux forces armées de la Fédération de Russie » et avait également été blessé [29].

Mères et épouses de soldats mobilisés

À Moscou, des épouses et des mères de soldats mobilisées ont manifesté, le 3 juin 2024, avec des enfants, devant le bâtiment du ministère russe de la Défense pour obtenir un entretien avec le nouveau ministre. Leurs banderoles portaient les inscriptions « S’il vous plaît, ramenez Papa à la maison », « Il est temps pour les mobilisés de rentrer chez eux ».

Le 31 mai 2024, le ministère russe de la Justice a déclaré le mouvement des épouses des mobilisés « Le chemin du retour » et sa fondatrice Maria Andreeva « agents étrangers ». Le mouvement n’était pas représenté à la manifestation.

À l’arrivée de la police, les femmes se sont agenouillées. Un officier s’est adressé aux manifestantes leur reprochant d’être venues pour être filmées par les chaînes de l’opposition. « Après cela, il n’est plus nécessaire de vous appeler citoyennes de Russie », a-t-il conclu [30].

Destructions en Ukraine

« Depuis le début de la guerre, les satellites ont repéré plus de 210 000 bâtiments endommagés en Ukraine. Près de la moitié d’entre eux se trouvent dans le Donbass », écrit le New York Times.

« Peu de pays ont connu un tel niveau de dévastation depuis la seconde guerre mondiale », note le quotidien. Il y a quatre fois plus de bâtiments détruits en Ukraine que l’ensemble des immeubles de Manhattan. Entre autres, l’analyse montre que « plus de 900 écoles, hôpitaux, églises et autres institutions ont été endommagés ou détruits, alors que ces sites sont explicitement protégés par les conventions de Genève ».

D’après l’Organisation des Nations unies, plus de 600 enfants sont morts et 1 420 autres ont été blessés dans le conflit en Ukraine. Il ne s’agit que des cas que l’ONU a pu vérifier alors que le chiffre réel des victimes de ce conflit armé, le pire en Europe depuis la seconde guerre mondiale, est probablement beaucoup plus élevé, selon l’organisation [31].

Démographie

Russie

L’émission du 4 juin 2024 de Cultures Monde sur France Culture était consacrée à la démographie en Russie et en Ukraine.

Entre les années 2000 et 2010, les politiques publiques natalistes russes se sont accompagnées de la promotion et de la valorisation de la « famille traditionnelle » (mères au foyer, familles nombreuses) dans les discours politiques, en opposition au modèle occidental et avec l’appui de l’église orthodoxe.

En 2024, alors que la guerre en Ukraine se poursuit, même si les données sont difficiles d’accès, la tendance de la diminution de la population est inéluctable en raison des décès de jeunes hommes à la guerre et aussi de l’émigration massive des générations les plus diplômées et ayant l’âge de procréer (plus de 900 000 personnes), le dépeuplement pourrait s’accélérer dans les années à venir. La mortalité est aggravée par l’alcoolisme et la déficience des services de santé. La Russie compte aujourd’hui plus de 146 millions d’habitants et Rosstat mise dans son scénario pour un déclin de 500 000 personnes par an en moyenne dans les prochaines décennies, aboutissant à 138,8 millions d’habitants en 2046.

Le taux de fécondité est de 1,58 enfant par femme. La politique actuelle tend vers la dissuasion de l’avortement. Les candidates à l’IVG doivent consulter un psychologue ou un prêtre. Des affiches illustrées par des enfants en uniforme militaire prônent « Protège-moi aujourd’hui, je te protègerai demain. »

Poutine s’est insurgé contre les « perversions qui conduisent à la dégradation et à l’extinction », comme la possibilité de « choisir son genre ». Autant de « caractéristiques d’une religion inversée, du satanisme pur et simple ».

La Fédération internationale pour les droits humains écrit : « La situation de la Russie, prise en étau entre une guerre extrêmement meurtrière, une chute de la natalité qui panique les autorités et une place démesurée accordée à une église russe qui agit comme ferment idéologique autant que comme agent de contrôle, est spécifique. Pourtant, les reculs des droits sexuels et reproductifs s’y inscrivent dans un mouvement plus large, d’attaques contre les droits des femmes et contre une supposée « idéologie du genre », observable dans bien d’autres pays [32]. »

Ukraine

En Ukraine, avant la guerre, la population a augmenté sans politique spécifique. Comme en Russie, l’exil des femmes, les morts à la guerre, les atteintes aux services de santé et aux conditions de vie et les déportations de 20 000 enfants en Russie ont inversé la tendance. Des mesures d’incitation aux retours sont prévues. Mais les 29 % du territoire minés sont dissuasifs [33].

Géorgie

La Géorgie a accueilli 100 000 Russe fuyant la mobilisation. Des centaines d’entre eux ont manifesté contre la loi sur l’influence étrangère.

Face à la répression croissante, une psychologue, qui avait manifesté en 2014 contre l’annexion de la Crimée, a quitté la Russie dès 2020. Elle déplore que la liberté d’expression soit menacée en Géorgie. « Plus personne ne sera en sécurité. » « On se bat pour les mêmes valeurs et l’on a un ennemi commun, Vladimir Poutine. » Un autre Russe, arrêté et battu plusieurs fois dans son pays, l’approuve. « Pour moi, c’est un honneur d’aider les Géorgiens à se battre pour une Géorgie libre [34]. »

Egor Kouroptev est responsable à Tbilissi de l’ONG Free Russia Foundation qui aide les exilés politiques russes, dont certains s’apprêtent déjà à quitter le pays. Il est sûr que la loi sur les agents étrangers « est une demande de Moscou. […] Le gouvernement géorgien, qui a peur du Kremlin, pense donc qu’il vaut mieux avoir de bonnes relations avec lui qu’avec les Occidentaux. »

Des dizaines d’hommes masqués ont saccagé à coups de bâtons et de pierres les locaux du principal parti d’opposition. Des officiels du régime ne cachent pas leur sympathie pour ces exactions qui ne sont pas poursuivies. Les opposants à la « loi russe » maintiennent leur position non-violente et légaliste [35].

Le parti Rêve géorgien, au pouvoir, toujours à la remorque de la Russie, a soumis au Parlement un ensemble de projets de loi visant à lutter contre la « propagande LGBT » et à protéger les « valeurs familiales » [36].

Procès

Antonina Favorskaya, une journaliste russe pour le média SotaVision spécialisé dans les procès politiques, est jugée à son tour, pour des vidéos et des publications qu’elle aurait publiées pour l’organisation d’Alexeï Navalny. Personne n’a été prévenu de son procès, même son avocat. Elle a refusé un avocat commis d’office. « Tout avait été fait pour lui donner l’impression qu’elle est oubliée et que son sort n’intéresse personne », se désole un de ses proches.

Devant le tribunal militaire de Moscou, comparaissent Evguénia Berkovitch et Svetlana Petriichouk. La première est une metteuse scène réputée et multi primée et la deuxième une dramaturge. Elles sont inculpées d’« apologie du terrorisme » pour une pièce qui dénonce, au contraire, les islamistes qui manipulent des femmes. « La vieille garde, celle de Nikita Mikhalkov [le réalisateur a appelé à l’inclusion de l’Ukraine et de la Biélorussie dans la « Russie idéale » [37]], de l’élite poutinienne conservatrice et patriotique, tient aujourd’hui sa vengeance en jetant en prison la plus brillante des nouvelles metteuses en scène », analyse un journaliste culturel [38].

Poète, parachutiste et assassin

Le lieutenant supérieur Aidyn Zhamidulov, commandant d’une section aéroportée, est auteur de poèmes patriotiques diffusés par le ministère russe de la Défense. Il est accusé de l’enlèvement et du meurtre brutal d’une habitante de 23 ans de la ville annexée de Lougansk, qui l’avait menacé de parler à sa femme de leur relation intime. Avec du ruban adhésif, il a attaché les mains de la femme et lui a fermé les yeux puis l’a poignardée une vingtaine de fois et a ordonné à un subordonné de l’achever. Le corps a ensuite été détruit par des grenades [39].

Mobilisation abusive

Des jeunes gens russes, sursitaires ou exemptés du service militaire, ont été interpellés comme réfractaires et emmenés dans un centre de recrutement. Un avocat de la coalition « Appel à la conscience » signale le fait dans plusieurs villes. Il précise que le recours au tribunal ne suspend pas l’enrôlement. « Seule la légitime défense directe de vos droits peut vous aider, c’est-à-dire n’attendez pas que le tribunal ou le procureur protège votre droit de faire appel, mais défendez-le vous-même », dit-il. Refusez d’accéder aux demandes de la police et du bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire jusqu’à ce que la plainte et la réclamation soient examinées. Ne portez pas d’uniforme, refusez de vous faire couper les cheveux, ne recevez pas de carte d’identité ou d’insigne militaire. En général, la résistance non-violente à l’arbitraire est la seule chose qui reste. Et c’est très difficile.

Des proches de ces recrutés illégalement se sont rassemblés pour protester. Une mère a appris qu’un malade psychiatrique se cognait la tête contre le mur.

« Il y avait dix personnes dans la salle qui refusaient [d’endosser l’uniforme militaire], neuf d’entre elles ont été relâchées. Malheureusement, nous ne savons pas pourquoi il n’en restait qu’un », a déclaré aux journalistes un proche de l’un des jeunes gens [40]..

Le patriarcat orthodoxe russe en Afrique

Sur les traces de l’ancienne milice Wagner, et parallèlement à son emprise militaire, politique et idéologiquement réactionnaire sur le continent, la Russie, forte de ne pas avoir colonisé la région, étend sur deux cents paroisses son soft power religieux en Afrique.

Le patriarche Théodore II d’Alexandrie, qui exerçait son magister sur l’Afrique, écrivait en mars 2023 « Lié inextricablement aux revendications politiques de l’État russe, le Patriarcat de Moscou, poussé par des tendances extrêmement autoritaires à dominer l’orthodoxie, est apparu en Afrique et y a pénétré. »

Leonid de Kline incarne le visage de l’orthodoxie russe en Afrique et révèle l’imbrication des enjeux spirituels et géopolitiques sur ces territoires. Doté d’une formation militaire après un passage dans l’Armée rouge, dans les années 1980, il a officié sur différents points chauds, dans le Caucase, en Serbie, en Égypte. « Cet homme de terrain soutenu, par des éléments ultra-conservateurs du Patriarcat, était un proche d’Evgueni Prigogine, le fondateur de Wagner, dont les exactions ne sont plus à prouver en Afrique. », souligne Antoine Nivière professeur de civilisation russe à l’université de Lorraine.

Les prêtres qui se rallient à Moscou doivent prêter serment par écrit qu’ils le font « avec le seul but de préserver [leur] âme du danger spirituel d’être associé au schisme en Ukraine [41] ».

Kazakhstan

« Je viens d’une famille pauvre, où l’armée est souvent la seule voie pour survivre. Dès le début de la guerre en Ukraine, j’ai été affecté dans les zones de combat les plus chaudes. […] J’ai tenté de démissionner maintes fois, en vain. Au bout de six mois j’ai profité d’une permission pour rentrer chez moi, et j’ai traversé la frontière vers le Kazakhstan en une journée. », raconte un déserteur russe originaire du cercle polaire. Le Bureau international du Kazakhstan pour les droits de l’homme estime qu’au moins quinze militaires sont dans le même cas. En deux ans, en raison d’un accord d’entraide judiciaire avec la Russie, cinq déserteurs ont été arrêtés, mais pas extradés car, dans le code pénal kazakhe, la désertion n’est pas un motif raisonnable d’extradition.

Kamil Kasimov, un soldat contractuel déserteur a été enlevé et emmené sur une base russe du Kazakhstan. Cette méthode illégale a été utilisée aussi en Arménie. Depuis, les déserteurs et les militants antiguerre recherchés par la Russie prennent des précautions. La journaliste Eveguenia Baltatarova, s’est exilée en France après deux arrestations.

La Russie réclame l’extradition de Natalia Narskaïa et Aïkhal Ammosov. En centre de détention depuis juin et octobre 2023, ils attendent la réponse à leur demande de statut de réfugiés [42].

Géorgie

Le projet de loi d’inspiration russe sur l’« influence étrangère » a été adopté le 28 mai 2024 en Géorgie. Le Parlement a révoqué le veto de la présidente Salomé Zourabichvilia. Celle-ci porte la voix des partis d’opposition et de la population massivement pro européenne. Une « Charte géorgienne » a été signée pour abroger la loi et s’engager pour l’intégration à l’Union européenne [43].

Prisonniers ukrainiens combattants

Le ministre de la Justice ukrainien annonce que 613 prisonniers ont rejoint l’armée pour servir comme troupes d’assaut.

Il préconise d’autoriser la mobilisation de ceux qui ont été condamnés pour un seul meurtre, qu’il soit intentionnel ou accidentel. « Ceux qui ont une seule condamnation pour meurtre devraient être autorisés à rejoindre l’armée, tous. Nos prisonniers vont se battre, pas pour attraper des papillons… Ils vont tuer. Et l’expérience du meurtre n’est pas toujours un obstacle pour être un bon soldat… », dit-il cyniquement [44].

Réfractaires ukrainiens

Le service ukrainien des frontières a rapporté qu’en mai 2024, les corps de huit personnes qui tentaient d’échapper à la mobilisation avaient été retrouvés dans la rivière Tisza, qui sépare l’Ukraine de la Roumanie.

La Pravda ukrainienne a écrit que ceux qui ont essayé de traverser la rivière à la nage meurent à cause de l’eau froide, de combinaisons de mauvaise qualité, parce qu’ils essaient de traverser la Tisza à la nage la nuit et ne remarquent pas les obstacles, et aussi parce que les organisateurs de ces traversées promettent « une promenade facile. » Les soi-disant « passeurs », qui expliquent comment traverser le fleuve, prennent plusieurs milliers d’euros aux Ukrainiens fuyant la mobilisation [45].

[1Zoya Svetova , Vera Chelishcheva, https://novayagazeta.ru/articles/2024/06/14/sledovatel-skazal-chto-mne-skazhut-to-i-sdelaiu, 14 juin 2024, consulté le 16 juin 2024.

[2Agence France-Presse, « La difficile quête d’Europe des déserteurs et objecteurs de conscience russes », 15 juin 2024.

[3Faustine Vincent, « Un rapport de Human Rights Watch documente la "rééducation" infligée aux élèves par la Russie », Le Monde, 21 juin 2024.

[9https://freerussians.global/russiainjail_eng, consulté le 24 juin 2024.

[10« Tel-Aviv », Kometa n° 3, printemps 2024.

[11Ksenia Bolchakova, « La Sœur et le tueur », Kometa, ibidem.

[12Benoît Vitkine, « Europe : une nouvelle diaspora russe bien intégrée », Le Monde, 12 juin 2024.

[14https://zona.media/article/2024/06/10/42174, 10 juin 2024, consulté le 11 juin 2024.

[16Thomas d’Istria, « L’Ukraine tente de se relever du drame Kakhovka », Le Monde, 7 juin 2024.

[17Camille Richir, « Militer pour le climat dans un pays en guerre », La Croix, 13 décembre2023.

[18Anna Romandash et Marine Leduc, « Un "écocide" en mer Noire », La Croix, 12 juin 2024.

[23Margaux Seigneur, « Les soldats afghans de Poutine », Le Nouvel Obs, 13 juin 2024.

[27Oleya Gerasimenko, https://verstka.media/mobilizovannih-siloy-otpravlyayut-na-front, 3 juin 2024, consulté le 4 juin 2024.

[28Alain Barluet, « En Russie, plongée dans l’improbable fabrique des "héros" de Vladimir Poutine », Le Figaro, 3 juin 2024.

[33Cécile Lefèvre, démographe et Alain Blum, membre de l’association Mémorial France, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/russie-l-empire-depeuple-4305723, consulté le 4 juin 2024.

[34Faustine Vincent, « En Géorgie, la "loi russe" rattrape les opposants de Poutine », Le Monde, 5 juin 2024.

[35Régis Genté, « En Géorgie l’opposition et des ONG pro-occidentales ciblées par des attaques », Le Figaro, 3 juin 2024.

[37https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikita_Mikhalkov ; Antoine Arjakovsky, « Nikita Mikhalkov, le cinéaste devenu propagandiste », Esprit, mai 2022

[38Benjamin Quénelle, « Evguénia Berkovitch, une artiste devant la justice russe », « La journaliste des procès politiques en prison », La Croix, 28 mai 2024.

[40Maria Klimova, Dmitry Treshchanin, https://zona.media/article/2024/05/28/hunt, 28 mai 2024, consulté le 31 mai 2024

[41Malo Tresca, « En Afrique, le "soft power" religieux de Poutine », La Croix, 29 mai 2024.

[42Emma Collet, « Réfugiés au Kazakhstan, des déserteurs russes vivent dans la peur d’être renvoyés », Le Monde, 30 mai 2024.

[43Faustine Vincent, « En Géorgie, le 28 mai 2024, "Jour de la trahison" », Le Monde, 30 mai 2024.

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