S’il n’y avait que dix pages à lire dans les Cahiers de captivité 1940-1945 de Joseph Robert le choix pourrait se porter sans hésitation sur le chapitre « De Varsovie à Paris, à petite vitesse ». D’une écriture dépouillée, « à l’os » selon le jargon, Joseph Robert, religieux dominicain et prêtre-ouvrier, traverse l’Europe en ruines. La guerre est finie. Il est en Pologne : « Une aube d’hiver sur une ville d’apocalypse. Je quitte Varsovie » puis la Tchécoslovaquie, l’Allemagne, les zones américaines, russes, anglaises, la Belgique et la France. Après cinq ans de captivité et sa libération du camp de Mühlberg, il a raccompagné à pied jusqu’en Pologne, 1 200 prisonniers et prisonnières polonais dont il était devenu l’aumônier. Puis à la demande des autorités françaises présentes à Varsovie, il a aidé au rapatriement des prisonniers dispersés sur les territoires libérés. Le récit est daté de décembre 1945. Il mettra 8 mois pour entrer en France victorieuse. Son constat est amer : « … de loin je m’étais presqu’engagé pour mon pays idéalisé par quelques années de captivité, j’avais dit aux plus malheureux des exilés […]. Confiance, si vous ne pouvez rentrer chez vous demain, vous viendrez chez nous. Il y aura du travail, du pain, une jeunesse accueillante, des familles hospitalières. Et quand je les ai retrouvés bloqués dans leur camp ou errant sans espoir, j’ai eu honte pour nous… » Une photo en dernière page marque la mesure du temps. Il est assis dans l’herbe, col ouvert, détendu, une barbe sombre lui couvre les joues. Autour de lui les sept nièces et neveux nés durant sa captivité. « Tonton Jo » est de retour.
Grande figure de « La gauche du Christ » la formule est de l’historien Yvon Transvouez, Joseph Robert apporte sa pierre à « l’Histoire vivante » des années 1940-1945. Les premières lignes sont datées du 12 juin 1940 dans les attentes et contrordres de la drôle de guerre. Originaire d’une famille ouvrière du Creusot, c’est un homme d’un peu plus de trente ans qui roule les « r » en bon Bourguignon. Il a fait profession dans l’Ordre dominicain en 1938 et deviendra à son retour des camps, en 1947 précisément, ouvrier ajusteur. Prêtre-ouvrier dans la veine ouverte par le célèbre théologien Marie-Dominique Chenu, son aîné dans l’Ordre Prêcheur qui n’a cessé d’encourager son choix d’une vie religieuse au travail. Le 15 juin 1940 Il est fait prisonnier à Barancourt dans la Meuse : « Les Boches !!! Je refuse de le croire. Alors on pouvait encore prendre le chemin creux qui va vers le Sud et disparaître derrière les maisons. Mais la moitié de la patrouille allemande a traversé les voies, protégées par l’autre moitié en batterie, face au pays. Ils nous entourent mauvais, l’arme à la main, nous mettent en joue, manches retroussées. Nous levons les bras, les mains derrière la nuque ». Dès juillet 1940, Il se fait vite repérer par un gardien journaliste nazi. Les mentions rouges pleuvent : « communiste, curé, anti nazi, intellectuel dangereux, meneur de grève, organisateur d’évasion ». Il risque sa peau en offrant 3 cigarettes à 3 prisonniers russes.
Commence un long périple depuis l’Allemagne d’un camp de travail à l’autre, d’une ferme à l’usine, d’un kommando à l’autre jusqu’en Ukraine en mai 1942 au camp de concentration de Rawa Ruska et « la révélation du vrai visage atroce des nazis inaugurant le mépris et le génocide comme solution finale ». Il est déporté en même temps que 6 000 disciplinaires. Des jours de voyage en wagons à bestiaux et un spectacle qui ne les quittera pas pendant des mois : « … des cadavres de Juifs et Polonais, tués, écrasés, pendus dans les forêts, les campagnes et jusque dans les gares. Cette première offensive générale de répression, d’assassinat, ne pouvait être qu’une campagne d’intimidation de toute la population, déportés français compris ». Il écrira sur l’extermination à la mitrailleuse en dix jours de 10 000 juifs du ghetto près de chez eux, de l’exécution de 94 enfants juifs dont certains, petits parisiens venus passer leurs vacances en Pologne, surpris par la guerre.
À Rawa, les hommes vont résister en s’organisant. Élections par chambrées, par baraques. Il en ressort un conseil de 4 semis-clandestins qui deviendront les hommes de confiance : un géomètre originaire du Havre sera chargé des relations difficiles avec les gardiens ; un instituteur arrageois veillera à la discipline et à la dignité des hommes et des groupes (il sera plus tard assassiné par des gardiens dans un autre commando) ; l’aumônier Joseph Robert se chargeant de l’animation aux affaires morales et culturelles ; et le médecin juif Pierre Bader originaire de Strasbourg sera naturellement l’interprète. Ces deux derniers joueront un rôle essentiel lors de la profanation d’un cimetière juif. C’est aussi le berceau de l’Union des prisonniers de guerre, sans doute l’entreprise la plus marquante, la plus réussie aux yeux de Joseph Robert et de nombre de ses camarades.
Le camp de Rawa Ruska réservé aux fortes têtes est bientôt surpeuplé. En juin 1942, Joseph Robert et Pierre Bader sont parmi les déportés expédiés à Trembowla, le plus oriental des camps concentrationnaires. Les SS « têtes de mort » y ont pris l’avantage sur la Wehrmacht. Un soir début juillet 1942 un groupe de prisonniers entre en état d’extrême émotion et convoque en urgence le Conseil des 4 et chefs de baraque. Ils expliquent qu’ils ont été conduits au cimetière juif. Armés de masses, pelles et pioches ils ont l’ordre de démolir les pierres tombales destinées à construire une route entre le camp et la gare de chemin de fer. Les SS ont exigé de creuser plus profond jusqu’aux ossements. « C’est alors qu’ils sont venus près de certains d’entre nous pour nous inviter à “poser culotte” sur ces restes de juifs ». Refus des prisonniers. Finalement les SS les ont laissé repartir dans le camp, l’heure de la vacation atteinte. Aussitôt c’est l’appel général des 4 bataillons de 250 prisonniers chacun. L’aumônier Joseph Robert lit en Français la protestation au nom du respect des morts et de la convention de Genève non appliquée dans ce camp de concentration. L’interprète et médecin Pierre Bader traduit en allemand. « Un extraordinaire silence parmi les Français ! Stupeur parmi les Allemands » écrit J. Robert. Les deux hommes sont saisis par 4 sentinelles. Ils ont cinq minutes pour ramasser leurs musettes. Leur arrêt de mort semble signé, mais dix minutes plus tard ils sont expédiés par le train de Trembowla à Rawa Ruska puisque la vie sauve leur est finalement accordée par la hiérarchie du camp. Cette dernière craignant que la SS informée de la protestation des PG français ne la dénonce et la sanctionne par un envoi sur le front de l’Est.
Mais dans ces années-là, l’intelligence et le courage évidents de Joseph Robert ne masquent pas un manque dérangeant de clairvoyance politique. Il est disciple du Maréchal. Par exemple, dans le grand froid et la neige du 1er janvier 1942, Pétain clame dans son message aux Français : « La guerre s’étend aux 5 parties du monde. La planète est en flammes mais la France est hors du conflit. » Gare aux saboteurs, aux trafiquants, aux déserteurs, à ceux qui se livrent à « d’abjectes besognes ». Et Joseph Robert en écho : « Comme on est fier d’un tel chef et comme on se repose sur lui en toute sécurité. » Conséquence d’une adhésion à une église catholique largement pétainiste ? En tout cas il va plus tard fermement signifier le regret de ce fourvoiement. La fiche du Maitron publiée en fin d’ouvrage témoigne dès 1947 de son engagement en première ligne au Mouvement de la Paix, son opposition à la « sale guerre » d’Indochine, à l’armement nucléaire. Il est ajusteur, de formation mais exercera bien d’autres métiers, dialoguant et marchant au coude à coude avec ses copains communistes. Il vivra jusqu’à sa mort en 1991 dans un quartier populaire d’Hellemmes dans la banlieue de Lille.
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Rawa Ruska, vendredi 26 mai 1942 :« Nous portons l’effectif à 6 000. Il montera bientôt à 10 000. Pas d’eau potable, à peine un robinet qui n’est pas ouvert toute la journée pour notre toilette. Lamentable. Le ravitaillement flanche. Pas de nouvelles, pas de Croix-Rouge… » La censure occulte les avancées de la guerre. À peine une allusion en novembre 1942 lors de l’invasion de la zone libre ou du terrible bombardement du Creusot qui le fait trembler pour les siens. Les mois passent chargés de souffrances et de gestes de survie et d’humanité. Ultime toilette d’un camarade fusillé lors d’une tentative d’évasion, solidarités, Joseph Robert écoute attentif les confidences des détenus en désarroi. Il conseille, anime, célèbre la messe devant des assemblées d’hommes malgré une désaffection de la pratique religieuse qu’il observe. Il doute parfois et s’applique à prêcher le mieux possible. Il lit. Des montagnes de livres. 235 ouvrages répertoriés au fil des cahiers par Philippe Dujardin : de la théologie, de la philo, des romans. Barrès, Péguy, Bernanos, Claudel, la Chinoise Pearl Buck, Madeleine Delbrêl assistante sociale des gens des rues. Il commence dès novembre 1940 par la Bible de Luther « pour pratiquer de l’allemand », propose une conférence sur Le Grand Meaulnes, correspond avec Maxence Van der Mersch et le théologien Marie Dominique Chenu qui lui envoie des colis de trente livres dont Spiritualité du travail. Il note commente, copie de larges extraits. L’ensemble est d’un abord exigent, parfois difficile. Les lectrices, et lecteurs octogénaires issus du catholicisme ou du scoutisme retrouveront encore les œuvres de leur jeunesse. Peut-être qu’un chercheur philosophe, sociologue, historien, empruntera un jour cette étonnante bibliothèque captive à plusieurs entrées, porteuse d’une mine d’informations. Souvenir de cinq ans de vie condamnée, niée. Aujourd’hui on imagine Joseph Robert attablé au calme relatif de l’infirmerie de Trembowla mise à disposition par le toubib juif. Il écrit. Le crayon, le mouvement de la main, du bras, du corps. La trace est toujours présente.
Mireille Debard