Résistances

Les réfractaires depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (10ème partie • janvier 2024)

Mis à jour le 30 janvier 2024

Actions contre la guerre Antimilitarisme Guerres Service national / conscription

Mise en ligne : Vendredi 5 janvier 2024
Dernière modification : Mardi 6 février 2024

Depuis octobre 2022, Guy Dechesne recense longuement les actes de désertion, d’insoumission, de désobéissance et d’exil posés pour refuser de combattre, les actions de désobéissance civiles pour entraver la guerre et les appuis que les réfractaires reçoivent tant dans les pays concernés qu’à l’étranger dans le prolongement d’un dossier paru dans le numéro 164-165 de « Damoclès ». Cette rubrique est rédigée à partir d’un suivi méticuleux des médias. 10ème partie, janvier 2024.

Retrouvez les épisodes précédents dans la rubrique Résistances

Opération militaire spéciale contre les toilettes non genrées

Boris Vishnevsky, député de l’Assemblée législative de Saint-Pétersbourg, énumère les bourdes du gouverneur de Saint-Pétersbourg :

Alexandre Beglov a déclaré lors d’une réunion avec des blessés qu’en Ukraine « nous nous battons » pour qu’en Russie les écoles n’aient pas, comme dans la « version ukrainienne du Donbass », de toilettes, où « il y a trois pièces - pour filles, garçons et non sexistes. »

Cette déclaration a été accueillie avec perplexité même par les ardents partisans de « l’opération militaire spéciale ». Certains ont rappelé qu’un quart des Russes ne disposent pas d’un système d’égouts centralisé utilisant des puisards. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus neutre en termes de genre que les toilettes de cour qui sont traditionnelles dans de nombreuses régions russes.

Le même gouverneur avait félicité le métropolite orthodoxe de survols répétés de la ville en hélicoptère avec des icônes, ce qui aurait fait reculer l’épidémie de Covid, affirmation contredite par les statistiques.

Le 27 janvier 2023, il a déclaré à la télévision que « le blocus de Léningrad a été organisé par des représentants de 12 pays de l’Union européenne moderne, sans compter les partisans nazis des autres pays », et que « la Russie est confrontée aux mêmes ennemis » qui « soutiennent les néo-nazis en Ukraine, tout comme leurs pays ont soutenu Hitler il y a 80 ans ».

« Les armes tant vantées de l’OTAN sont impuissantes face au courage et à la force d’âme du soldat russe », a-t-il affirmé à des soldats, dans une gare où une affiche revendiquait « Au nom de la paix sur Terre ». Les hélicoptères illustrant le slogan étaient… américains [1] !

Kamtchatka

Au Kamtchatka, depuis le 19 décembre 2023, huit militaires qui ont refusé de participer à l’opération spéciale ont été condamnés à des peines de deux ans et un mois à deux ans et six mois de prison. Depuis décembre 2022, il y a eu plus de 60 verdicts similaires dans la région. Des images de fugitifs ont même été affichées aux arrêts de bus [2].

Gaz russe

Depuis le début de la guerre, la Russie a utilisé des gaz toxiques sur le front au moins 626 fois. Le gaz le plus commun, le CS, est employé dans le monde, en plus faible concentration, par les forces de l’ordre mais les conventions internationales, signées par la Russie, les interdisent sur les champs de bataille.

Un chef de secouristes ukrainien regrette le manque de communication officielle sur le sujet pour maintenir le moral des troupes. Il dénonce « un décalage total » entre « le festival de bonnes nouvelles et l’enfer que vivent les combattants tous les jours [3]. »

Composants électroniques occidentaux

Malgré les sanctions, plus de la moitié des semi-conducteurs et circuits intégrés importés en Russie au cours des neuf premiers mois de 2023 étaient fabriqués par des entreprises américaines et européennes. Parmi elles, figurent les américaines Intel, Advanced Micro Devices et Analog Devices et les européennes Infineon, STMicroelectronics et NXP Semiconductors.

La grande majorité de ces technologies sont réexportées depuis des pays tiers, notamment la Chine, la Turquie et les Émirats arabes unis. Les États-Unis et l’Union européenne cherchent à tarir ces sources d’approvisionnement, en se concentrant notamment sur une liste de biens à double usage et de technologies considérées comme prioritaires, découvertes dans des armes russes en Ukraine [4].

Boris Nadejdine

Boris Nadejdine a été député de la Douma russe, aux côtés de Boris Nemtsov, assassiné en 2015. Soutenu par le parti « Initiative civile », il est opposé à la guerre de Poutine et partisan de la démobilisation et de la libération des prisonniers politiques. Il a recueilli plus de160 000 signatures pour sa candidature à la présidence de la Russie mais réparties dans un nombre insuffisant de régions. Dans deux cents villes, même dans un froid de -45°, les queues de signataires s’étendent sur des dizaines de mètres jusque tard le soir. À Moscou, 800 propriétaires ont refusé la location de leurs locaux avant qu’un ne soit trouvé. Une cinquantaine de bénévoles y accueillent les signataires, mais aussi dehors sur des tables posées sur la neige. La moindre erreur dans le formulaire peut invalider la signature. Poutine se prévaut de 300 000 signatures. Devant ses stands, il n’y avait aucune file d’attente.

En patientant, certains expliquent leur présence : « Pour me dire que j’aurai fait quelque chose, même de petit, contre cette horreur. Et puis ça réchauffe le cœur de se rappeler, au moins de temps en temps, que l’on n’est pas seuls [5]. » « Ce n’est pas le candidat idéal, et les autorités ne vont sans doute pas prendre le risque de l’autoriser à se présenter. Mais le principal est déjà là devant vous : nous, opposants à la guerre, sommes regroupés ! », se réjouit une des partisanes du candidat.

« Je suis venue défendre le seul candidat qui est contre. Contre Poutine, contre la guerre. », confie une enseignante qui a démissionné. « La propagande du Kremlin est aussi dans les classes. Le système éducatif s’enferme dans une Russie passée. Ce n’est pas ma Russie ! » Elle a retrouvé sa liberté de parole en prodiguant des cours particuliers. « Je ne veux pas que les autorités fassent pression sur nous. »

La démarche étant légale, elle est une des rares occasions de s’exprimer sans risque.

Des personnalités se sont ralliées à Boris Nadejdine : Alexeï Navalny, Alexeï Venediktov, ancien rédacteur en chef de la radio Echo de Moscou, la politologue Ekaterina Schulmann, Mikhaïl Khodorkovski et Ekaterna Duntsova dont la candidature a été invalidée par la commission électorale [6].

La famille russe

À l’ONU, Moscou promeut la « famille traditionnelle ». « Nous avons rétabli la décoration de mère héroïne, qui revient aux femmes ayant dix enfants ou plus. », renouant ainsi avec une tradition soviétique visant à réarmer la démographie [7].

Nadezhda Uzunova a créé le « Comité des familles des soldats de la patrie » et organisé la collecte d‘aide humanitaire. À l’occasion de la fête des mères, en 2023, le président Poutine l’a invitée avec des mères de militaires ayant participé à « l’opération militaire spéciale ». Or l’agence de presse « Khakassia », a révélé avec de cinglants sarcasmes, qu’elle avait trompé Poutine. Ses fils n’ont pas participé à la guerre [8]. Deux mois plus tard, la Cour suprême a liquidé l’agence de presse [9].

L’âge des soldats ukrainiens

L’âge moyen d’un soldat ukrainien atteint 43 ans, ce qui nuit aux performances militaires. À titre de comparaison : en 2021, aux États-Unis, c’était 28 ans, et au Royaume-Uni, en 2023, c’était 31 ans.

« Il y a des volontaires parmi les jeunes, mais ils ne suffisent pas pour former une majorité dans l’armée », a déclaré au Sunday Times Roman Kostenko, député du peuple à la Verkhovna Rada d’Ukraine, qui a lui-même pris part aux combats dans la région de Kherson. « Ce problème est particulièrement pertinent pour les unités d’assaut, telles que les troupes aéroportées, les marines et les forces d’opérations spéciales, où l’endurance et la force physique sont requises. Bien entendu, leur personnel devrait être composé de jeunes. »

Malgré l’interdiction faite aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter l’Ukraine, au moins 650 000 Ukrainiens de cette tranche d’âge ont quitté le pays pour l’Europe au cours des deux dernières années, a rapporté la BBC, citant des données de l’UE. Leur départ est l’un des facteurs de la crise démographique qui frappe l’Ukraine.

L’âge moyen des habitants du pays est aujourd’hui de 40 ans.

Sa population depuis l’effondrement de l’URSS est passée de 52 millions d’habitants à 37 millions, si l’on prend en compte la population des territoires annexés par la Fédération de Russie.

L’espérance de vie moyenne des hommes en 2023-2024 tombera à 57 ans, celle des femmes à 70 ans. Ces indicateurs ne reviendront pas au niveau d’avant-guerre de 66 et 76 ans respectivement, au moins avant 2032, a estimé le directeur de l’Institut de démographie et de recherche sociale [10].

Les réfugiés ukrainiens

Le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés est interviewé dans Le Monde [11].

Entre 3 et 4 millions de personnes ont dû quitter leur domicile, détruit par un drone ou une roquette. Ils vivent en majorité à quelques kilomètres de chez eux, chez des membres de leur famille ou leurs amis. Les plus vulnérables sont surtout les personnes âgées qui n’ont pas pu partir, les gens sans emploi et les enfants. La majorité de ceux-ci suivent leur scolarité à distance car les bâtiments des écoles ont été touchés par les frappes ou ne disposent pas d’abri. Les déplacés ont besoin d’aide humanitaire et psychologique.

On estime à 6,3 millions d’Ukrainiens les réfugiés à travers le monde, dont une majorité en Europe. Les hommes qui fuient la conscription sont en légère augmentation. 40 à 50 % des réfugiés en Europe ont un emploi.

Avec 1,3 million de réfugiés, l’Allemagne est le premier pays d’accueil.

République du Bachkortostan

Faïl Alchinov est l’ancien leader du mouvement national Bachkort qui lutte contre l’exploitation des ressources énergétiques du Bachkortostan. Cette république musulmane et turcophone, sur le versant occidental de l’Oural méridional, rassemble des Russes, des Bachkirs et des Tatares. Bachkort a été reconnu comme extrémiste en Russie et interdit en 2020 [12].

En décembre 2022, Alchinov (Alsinova, selon la prononciation bachkir) a été déclaré coupable d’incitation à la haine en raison d’un appel dans lequel il avait qualifié la mobilisation des Bachkirs de « génocide du peuple bachkir. » Le mouvement national a fermement condamné les actions des autorités russes et a appelé les Bachkirs à ne pas participer à la guerre. Toutes les chaînes Telegram associées aux nationalistes bachkirs écrivent régulièrement que la guerre avec l’Ukraine n’est pas leur guerre. Les pertes dans la guerre de plusieurs centaines d’habitants du Bachkortostan, une des plus pauvres républiques de la Fédération de Russie, ont accru le sentiment critique au sein du mouvement.

Le 17 janvier 2024, Faïl Alchinov a été condamné à quatre ans de prison pour incitation à la haine ou à l’inimitié. Le militant a expliqué que les forces de sécurité « n’aimaient pas » sa déclaration sur « les migrants qui viennent dans la république et s’y livrent, entre autres, à l’exploitation minière illégale [13]. » L’extraction des ressources naturelles s’accompagne d’une pollution constante de l’eau, du sol et de l’air et indigne les habitants de la république qui organisent régulièrement des rassemblements de protestation depuis cinq ans. Ils pensent que l’exploitation de l’or à ciel ouvert polluerait les rivières et les prairies où ils font paître leur bétail. L’exploitation minière serait l’affaire de milliardaires amis d’enfance du président Vladimir Poutine. Elle impacterait un lieu sacré pour les Bachkirs.

Après la condamnation de Faïl Alchinov, la police russe a dispersé avec du gaz lacrymogène plusieurs milliers de manifestants rassemblés à Baïmak, ville de 17 000 habitants de la République du Bachkortostan. Une vidéo montre les manifestants lancer des boules de neige sur les policiers. En raison des risques encourus, une telle explosion de colère est extrêmement rare en Russie.

Des dizaines de personnes ont été blessées et arrêtées. Les autorités ont ouvert une procédure pénale contre des manifestants pour « émeutes de masse ». Cette accusation est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison [14]. Neuf parmi les interpellés ont été condamnés à des peines allant de huit à quinze jours de prison.

Les deux jours suivants, selon diverses estimations, entre 5 000 et 10 000 manifestants, toutes générations confondues, se sont rassemblés par moins 20 degrés à Oufa, la capitale de la république. Ils ont marché, dansé et chanté des chansons en langue bachkire. Les habitants de Baïmak ont invité les non-résidents chez eux pour se réchauffer, déjeuner ou passer la nuit. Toutefois, l’Administration spirituelle des musulmans de la République a déclaré que la charia interdit aux croyants de se rendre à des rassemblements [15].

De nombreuses personnes, blogueurs, militants associatifs et même des soldats mobilisés pour combattre en Ukraine ont défendu le condamné sur les réseaux sociaux.

« Il n’y a pas d’émeutes, ni de manifestations de masse », a rassuré Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, évoquant des « démonstrations individuelles relevant de la compétence des autorités locales » [16].

Un représentant de la communauté ouzbèke, accusé « d’incitation à la haine » pour la diffusion sur les réseaux sociaux d’un message jugé « humiliant » pour les forces russes engagées en Ukraine, a été placé en détention provisoire dans l’attente de son procès, annonce le Comité d’enquête de la Fédération de Russie [17].

Melitopol

Au début de l’invasion russe de l’Ukraine, les dix-huit directeurs d’école de Melitopol refusent d’enseigner le programme russe et signent des lettres de démission [18]. Malgré les menaces, la plupart des parents ne se laissent pas convaincre de scolariser leurs enfants qui pourraient servir de boucliers humains. Iryna Shcherbak, directrice de l’éducation à Melitopol, quatre directrices d’école, une conseillère municipale et le maire, Ivan Fedorov, sont enlevés après avoir refusé de collaborer avec les envahisseurs. Après leur détention, les directrices sont abandonnées sur une route [19].

Après cinq jours de kidnapping, le maire fait ensuite l’objet d’un échange de prisonniers. Déplacé à Zaporijjia, ville contrôlée par l’Ukraine, il parle de sa propre ville : « Quand les Russes ont envahi Melitopol, ils ont été très surpris. Ils se sont heurtés à l’hostilité de la population, alors qu’ils pensaient prendre le pouvoir dans le calme et être accueillis à bras ouverts. Cela a tout changé. » « C’est très dur. Des pseudo-autorités locales ont été mises en place, toute résistance est sévèrement réprimée, et la composition démographique elle-même a changé avec l’arrivée de milliers de Russes. » Ceux-ci, souvent issus de territoires pauvres et délaissés, et les citoyens de Biélorussie et d’Asie centrale bénéficient de primes et de salaires élevés. Ils se substituent peu à peu aux 60 000 habitants, sur 150 000, qui ont fui la ville. L’objectif est de remplacer, de force, la population ukrainienne par une autre qui sera loyale à l’administration des occupants. Un projet de zone économique libre dans les territoires annexés a été lancé en juin 2023 pour inciter les investissements russes et étrangers.

Les transferts forcés d’Ukrainiens vers la Russie sont facilités par la crise humanitaire et le fort taux de chômage.

Les citoyens sont obligés de prendre un passeport russe. « Sans ce document, vous ne pouvez pas avoir accès à l’aide médicale, ni conduire, travailler en entreprise, avoir une connexion Internet, ou même un contrat d’électricité. […] Vous avez besoin d’un passeport russe, y compris pour aller à l’hôpital. » Pourtant, à part en Crimée, annexée en 2014, les territoires occupés n’atteignent pas un taux de 50 % de passeports.

Les mouvements locaux de partisans comme le Mouvement Mélitopol, « l’Armée des partisans de Berdiansk » et SROK (Mort aux occupants russes et aux collaborateurs) renseignent les forces ukrainiennes.

Le pire, aux yeux du maire de Melitopol serait que la communauté internationale contraigne les Ukrainiens à conclure un mauvais accord de paix qui les obligerait à entériner un conflit gelé. Et à abandonner à leur sort des habitants des territoires occupés [20].

« Fausses informations »

En Russie, les informations sur l’offensive en Ukraine qui ne proviennent pas d’une source gouvernementale officielle peuvent être considérées comme « fausses » et leur diffusion peut faire l’objet de poursuites. Le 18 janvier 2024, un militant russe des droits humains, reconnu coupable d’avoir « discrédité » l’armée dans un commentaire publié sur les médias sociaux, a été condamné à trois ans de prison.

Un projet de loi visant à confisquer l’argent, les biens et les objets de valeur de toute personne reconnue coupable d’avoir diffusé de « fausses informations » sur l’armée doit être examiné [21].

M. Pokoussine, un pilote de l’aviation civile âgé de 61 ans, né à Odessa, a été condamné à huit ans de prison. Selon l’accusation, il s’opposait à l’offensive russe en Ukraine et souhaitait rejoindre « les forces paramilitaires ukrainiennes » pour combattre « contre les forces armées russes ». Face aux juges, il s’est déclaré non coupable, d’après une ONG qui a suivi son procès. Il avait déjà été condamné à six mois de « restriction de liberté » pour avoir inscrit en mars 2022 « Gloire à l’Ukraine » sur une banderole portant la lettre Z, symbole de l’offensive russe [22].

Le tribunal municipal de Tcherepovets a condamné le militant des droits de l’homme Grigori Winter à trois ans de prison dans une colonie du régime général pour « faux » militaires. Avant le verdict, Winter a adressé une lettre à Vladimir Poutine et lui a demandé de lui permettre l’euthanasie volontaire s’il était réellement condamné. L’homme impliqué dans cette affaire souffre de diabète et craint de ne pas recevoir dans la colonie les médicaments nécessaires. C’est pourquoi il devra faire face à « une mort douloureuse parmi des étrangers, des gens cruels et extrêmement indifférents [23] ».

Selon son service de presse, le tribunal militaire de la 35ème garnison de Petropavlovsk-Kamtchatski a condamné à deux ans et demi de prison sept soldats russes sous contrat qui avaient refusé de participer à l’invasion des troupes russes en Ukraine [24].

Épouses des mobilisés

À Moscou, des épouses de mobilisés sont venues à la réception du siège électoral de Poutine. Les représentantes du mouvement « Way Home » ont demandé quand le président signerait un décret sur la démobilisation.

L’une des employées du siège a déclaré que ces hommes sont des « guerriers, des créatures uniques de Dieu » qui « veulent défendre leur patrie » et que s’ils étaient renvoyés chez eux, cela « nuirait à leur virilité ».

Une dizaine de policiers ont suivi les femmes lorsqu’elles ont de nouveau déposé des fleurs sur la tombe du Soldat inconnu, sous les murs du Kremlin. Une action similaire a eu lieu sur le Champ de Mars à Saint-Pétersbourg [25].

Manifestation à Saint Pétersbourg

Les scientifiques russes

La journaliste russe, exilée en France, Olga Dobrovidova, a publié dans la revue américaine Science un article sur les répercussions de la guerre sur la recherche scientifique en Russie [26].

Contrairement aux générations précédentes qui cherchaient à l’étranger une vie meilleure, les scientifiques sont guidés par la peur. 11 à 28 % des développeurs russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. L’École supérieure d’économie a perdu 700 enseignants, a annoncé son cofondateur lors de son propre départ. Grâce à leurs réseaux, les exilés rejoignent une vaste communauté prête à aider les chercheurs russes et ukrainiens, avec parfois une préférence pour ces derniers.

Dès les premières heures de l’invasion russe de jeunes chercheurs et enseignants ont publié des protestations. La revue, accusée d’être un agent étranger, a cessé de paraître. Les dignitaires de l’Académie des sciences ont sanctionné leurs membres pour « insulte au gouvernement ». Les doyens des grandes universités ont appelé au soutien de l’armée et de Poutine.

Les sanctions occidentales frappent les laboratoires russes. En Allemagne, l’Institut Max Planck a suspendu l’activité de ses appareils embarqués à bord d’un observatoire spatial russe. Le Cern ne renouvellera pas ses contrats de collaboration avec plus de mille chercheurs. Les sanctions américaines ont fait fuir de l’Institut Lebedev des fournisseurs, partenaires et employés.

« Si les Russes n’ont plus accès au matériel, aux financements internationaux, aux collaborations avec les plus grands chercheurs, aux bases de données, et aux publications, le secteur de la recherche s’en trouvera affaibli, et, d’une certaine manière, cela minera la capacité du Kremlin à envahir ses voisins », approuve un chercheur ukrainien.

À cause de la fuite des cerveaux, un chercheur qui n’a pas quitté la Russie veut continuer à former des étudiants pour qu’ils poursuivent les recherches de pointe.

Des scientifiques occidentaux subissent aussi des conséquences, comme les chercheurs sur le pergélisol russe. « Pour lutter contre le changement climatique, nous devons travailler en Russie, avec les Russes », assure un climatologue de l’université de Cambridge.

À la recherche de combattants ukrainiens

L’Ukraine cherche de nouveaux combattants, elle organise des contrôles en ville et des rafles de jeunes gens.

« Je me demande si ça vaut le coup de mourir pour une cause perdue, un pouvoir corrompu. », s’interroge un Ukrainien qui redoute la mobilisation.

Un autre hésite : « J’ai des amis au front qui me racontent des trucs différents. Il y a ceux qui balancent "N’y vas pas, c’est une boucherie." Et ceux qui m’engueulent : "On y est, toi t’es à l’arrière !" Je me sens écartelé. »

Un avocat se démène pour obtenir la démobilisation de soldats gravement blessés, comme celui qui doit repartir au front, incapable de tenir un fusil d’assaut. Déclaré apte à 100 %, un autre doit repartir au front alors qu’il a été capturé puis libéré après onze mois de tortures quotidiennes à l’électricité qui lui ont fait perdre trente kilos, sans parler des séquelles psychologiques [27].

Pressions sur la presse ukrainienne

Des hommes habillés en soldats sont entrés par effraction chez un journaliste ukrainien. D’autres médias ont été espionnés, harcelés et diffamés. Les victimes estiment que ce seraient des tentatives d’étouffement de leurs enquêtes sur la corruption [28].

Mobilisation en Ukraine

« Beaucoup d’Ukrainiens ont quitté le pays ou ne veulent tout simplement pas rejoindre l’armée. », constate un député du parti ukrainien d’opposition Solidarité européenne.

Le 19 décembre 2023, le président Zelensky a annoncé que l’armée lui a demandé de mobiliser de 450 000 à 500 000 soldats. Le gouvernement a présenté un projet de loi : passage de l’âge de conscription de 27 à 25 ans et simplification des procédures d’enrôlement, possibilité d’enrôlement volontaire des condamnés à une peine avec sursis, renforcement des sanctions contre les déserteurs, limitation à 36 mois de service en temps de guerre.

Avant la présentation de la loi au Parlement, le commissaire aux Droits humains a estimé que certains points violaient des droits fondamentaux et contredisaient la Constitution. La responsable de la commission parlementaire anticorruption s’est aussi inquiétée de risques de corruption. « Si l’on tient compte des risques de répercussions dans la société, le sujet est aujourd’hui une "patate chaude". [Personne,] « ni le président ni le chef d’état-major des armées, ne veut prendre la responsabilité d’appeler sous les drapeaux ceux qui ne veulent pas se battre. », écrit l’hebdomadaire ukrainien Dzerkalo Tyjnia [29].

Le 11 janvier, le Parlement a renvoyé le texte au gouvernement [30].

En 21 mois de guerre, un soldat n’a eu que vingt jours de permission. Il lâche : « On ne devrait pas rester au front aussi longtemps, à jeûner pour ne pas avoir à aller aux toilettes à l’extérieur de la tranchée, à pisser piteusement dans une bouteille en plastique de 5 litres parce que, si tu mets le nez dehors, les drones t’allument aussitôt. Il y a des fois où ça tombe si près que t’as le cœur qui te remonte dans la gorge. » « C’est difficile de se promener dans le village. Je ne parle plus à ceux que je connais qui se sont planqués pour ne pas aller à la guerre. » Son épouse a participé aux manifestations pour réclamer la démobilisation des combattants après dix-huit mois au front. « Le maire de Dnipro nous a traitées de "racailles qui se font graisser la patte". On est seules. Ça met la solidarité féminine à l’épreuve. Eh bien, moi, je dis que c’est bien comme ça : ensemble on va y arriver [31]. »

Déminage

Des mines ukrainiennes et russes dérivent dans la mer Noire et causent des accidents à des navires commerciaux. La Turquie, la Roumanie et la Bulgarie ont conclu un accord pour les éliminer.

En accord avec la Convention de Montreux (1936), la Turquie a fermé les détroits des Dardanelles et du Bosphore aux bâtiments militaires [32].

Enfants ukrainiens

Des dizaines de milliers d’enfants ukrainiens ont été déportés en Russie, des orphelins placés en famille d’accueil ou adoptés, des évacués des zones de guerre et d’autres envoyés en « camps de vacances ». Récit :

En octobre 2022, les écoles de Kherson sont mises en vacances par l’administration d’occupation en raison des bombardements. La mère de deux adolescents accepte la proposition d’une professeure de les envoyer en vacances en Crimée, pour leur santé et pour éviter la guerre. Les deux adolescents se souviennent qu’on leur assénait que l’Ukraine est un État terroriste responsable de la guerre, que leurs parents les avaient abandonnés et qu’ils allaient vivre en Russie.

À la fin des deux semaines prévues, l’enseignante annonce que le séjour sera prolongé. Si les ados veulent rentrer, les parents doivent venir les chercher, ce que la mère réussit à faire après un mois, alors que d’autres enfants resteront six mois. Pour des chercheurs de l’Université de Yale, cette prolongation forcée peut violer la Convention sur les droits de l’enfant. Selon eux, qui travaillent sur plus de quatre-vingts lieux de détention d’enfants, « L’objectif premier de ces camps semble être la rééducation politique. »

La mère et ses enfants n’arrivent pas à traverser le Dniepr pour rentrer chez eux. Les Russes les obligent à partir en bus vers un endroit sécurisé. Ils restent neuf mois dans la région de Krasnodar, à trois dans une petite chambre sans table ni chaises.

Les deux ados découvrent l’école russe. Le professeur leur parle régulièrement de l’héroïsme du groupe Wagner. Ils doivent chanter l’hymne russe, des chansons de Wagner et regarder du cinéma de propagande russe.

La mère est convoquée. À « Gloire à la Russie. », un groupe de filles, dont la sienne, a répondu « Gloire à l’Ukraine. ». Des policiers et des représentants des services sociaux menacent les parents : « Si vous ne savez pas comment faire pour que vos enfants suivent les règles, on va vous retirer les droits parentaux. »

L’adolescente se débrouille pour contacter l’ONG Save Ukraine qui travaille depuis vingt-cinq ans dans la protection de l’enfance en Ukraine. Quelques jours plus tard, la famille rentre à Kyiv, où elle vit toujours.

Save Ukraine a rapatrié 223 enfants ukrainiens envoyés en Russie. Mykola Kuleba, son fondateur, estime qu’il y a trois raisons à la déportation des enfants : « Cela leur permet d’anéantir l’identité ukrainienne », ce qui constitue selon lui « un génocide ». « Ensuite, ils utilisent les enfants ukrainiens comme solution à la crise démographique en Russie. Enfin, ils les forment pour que, plus tard, ils participent à la guerre – soit ici en Ukraine, soit dans d’autres conflits. » La Fédération de Russie a introduit la formation militaire initiale comme matière obligatoire dans les écoles des territoires ukrainiens occupés. Les petits élèves y apprennent à manipuler différents types d’armes et à marcher en formation [33].

Alexeï Navalny

Alexeï Navalny, est détenu depuis quelques semaines à soixante kilomètres au-delà du cercle polaire arctique. Il souffre du dos et de l’estomac. Il n’a pas le droit de s’allonger entre 6 et 22 heures. Il a perdu une vingtaine de kilos mais pas son sens de l’humour. « La promenade commence à 6h 30. Il n’a jamais fait plus froid que moins 32 degrés. Même à cette température, on peut marcher plus d’une demi-heure, à condition toutefois de pouvoir se faire pousser un nouveau nez, de nouvelles oreilles et de nouveaux doigts. Peu de choses sont aussi revigorantes qu’une promenade à Yamal, à 6h 30 du matin. Et quelle belle brise fraîche souffle dans la cour, malgré la clôture en béton [34]. »

Des Français dans la Légion internationale ukrainienne

Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, une centaine de Français ont combattu aux côtés de l’Ukraine, dans la Légion internationale créée par le président Zelenski. Selon les sources de 5 à 50 % appartiendraient à l’ultradroite. Huit légionnaires seraient morts, une trentaine combattraient encore.

Un légionnaire, blessé au front, témoigne. Il dit ne pas faire de politique.

« On est payés sur un compte bancaire ukrainien. Je gagne très bien ma vie car je suis au front, entre 2 500 et 3 000 euros par mois. Mais ce n’est pas spécialement ma motivation. Si j’avais juste voulu gagner de l’argent, j’aurais signé pour le camp d’en face : chez Wagner, ils paient 7 000 euros. » « J’ai croisé [parmi les légionnaires] des militaires, bien sûr, dont beaucoup avaient fait des missions en Afrique, mais étaient frustrés de n’avoir pas connu le feu. J’ai aussi vu un cuisinier, un étudiant en droit et un autre en informatique, et même un fossoyeur. » « Parmi les combattants français en Ukraine, il y a un paquet de néonazis. Ils se confient facilement, trop même. Je me suis embrouillé avec plusieurs parce qu’ils lèvent le bras à 45 degrés sur les photos : je ne veux pas me retrouver dessus et être fiché par l’État français ! Moi, j’ai toujours fait en sorte de m’éloigner de cette mouvance-là. On se bat tous pour la liberté, pour aider les civils, même si on a des avis contraires. Il y a des combattants français qui peuvent être potentiellement des menaces pour la France. C’est du flair, je le sens à leur discours, d’extrême droite. Tous les Français que je connais qui sont revenus ont été interrogés par le renseignement. […]
Je suis resté trois mois. J’ai vu la mort et j’ai ôté la vie. J’ai longuement réfléchi là-dessus. C’est la guerre : c’est soit toi, soit lui. Qui on a tué ? On ne sait pas, puisqu’on peut être trois sur une [cible]. […] Mais le premier échange de feu a été un gros moment de doute pour moi. Quand ça claque au-dessus de ta tête… J’étais couché, je me suis dit “Putain, qu’est-ce que je fous ici ?" […]
Un gars colombien s’est mis à pleurer, il s’est figé par terre. Il a fait une seule mission et il est reparti, il n’a jamais rien fait, mais il raconte tout sur Instagram… Certains peuvent se figer de peur, donc deviennent un poids pour nous. Il faut les choquer : une bonne claque et ça repart. Mais j’ai aussi croisé des gens ayant zéro expérience militaire et qui s’avèrent de bons soldats.
[…] J’ai été blessé par une mine antichar. […] J’ai été soigné là-bas, puis en France. […] Le chirurgien français qui a opéré mon œil, en apprenant comment cela m’était arrivé, a dit : “Il est taré celui-là [35].” »

Dans une vidéo postée sur Internet, un combattant précise son idéologie : « Je me suis engagé dans la Légion internationale pour défendre non pas l’Union européenne, mais l’Europe et son drapeau, comme le disait M. Léon Degrelle [fasciste belge engagé dans la collaboration, qui a été colonel dans la SS]. Pour moi, le bloc soviétique et l’Otan, c’est la même merde. Je déteste les Américains avec leur vision “LGBTiste” et woke de la société. »

Que cherchent ces combattant d’ultra-droite ? Adrien Nonjon, spécialiste de l’extrême droite postsoviétique à l’Institut national des Langues et Civilisations orientales, explique : « Il s’agit pour eux de défendre un peuple européen enraciné sur son territoire, appartenant à la grande famille européenne, alors que la Russie, elle, est perçue comme une fédération multinationale tournée vers l’Asie. » La propagande russe, qui prétend dénazifier l’Ukraine, exploite la présence de ces néonazis.

Adrien Nonjon observe : « L’Ukraine est devenue un terrain d’entraînement gigantesque pour différents militants. On en a vu les prémices dans le Donbass, dès 2014-2016, avec d’anciens militaires français qui allaient se battre. Désormais, on y trouve des personnes ayant une expérience de la violence dans le hooliganisme ou pratiquant le tir sportif, mais dont la guerre n’était pas le métier. Que vont devenir ces gens après la fin du conflit ? Pourraient-ils utiliser les compétences apprises sur le terrain pour commettre des actions violentes voire terroristes ? » C’est en tout cas ce que redoute le renseignement français, qui les suit de près, voire les fiche « S ».

Des prévenus dans des affaires criminelles ont combattu en Ukraine. Deux autres, Vivi et Bones, fiers de leurs convictions nazies, ont été condamnés pour importation en France d’armes de guerre depuis l’Ukraine. « Je suis heureux de partager mon expérience sur l’éradication des bolcheviques de notre belle Europe. », fanfaronne Vivi, sur Telegram, en joignant des images montrant trois prisonniers russes qui auraient été fusillés d’une balle dans la tête. La Russie enquête sur ce crime de guerre.

Selon un autre volontaire, l’Ukraine se moque des motivations politiques finalement très variées de ces combattants. Elle a juste besoin d’hommes pour monter au front : « La guerre, ce n’est pas un concours de beauté intellectuelle [36]. »

Orthodoxie

Alors que la communauté de l’église de la Sainte Trinité de Khokhly décorait son église pour la fête de Noël, le patriarcat de Moscou a décrété le renvoi l’archiprêtre Alexy Uminsky, qui a dirigé cette paroisse pendant 30 ans, et lui a interdit d’officier [37]. La paroisse, où se réunissaient des musiciens et des artistes, des journalistes, des avocats et des écrivains, où des conférences étaient prononcées et des films projetés, où des lettres étaient écrites aux prisonniers et où des fonds étaient collectés lors de foires caritatives pour aider les sans-abri, a été confiée à des mains complètement différentes, celles d’un prêtre qui a fui l’Ukraine en 2014 et soutient « l’opération militaire spéciale ».

Dans son premier office, il a sermonné : « Nous sommes des soldats, nous obéissons au commandant. Le général Jésus-Christ nous conduit là où nous devons aller. », il a assuré qu’« un Russe doit mourir avec le sourire » et a demandé à Dieu d’envoyer des maladies à ses anciens compatriotes, participants à Euromaïdan [38].

En avril 2023, la République tchèque, comme précédemment la Grande-Bretagne, a imposé des sanctions contre Kirill, le chef de l’Église orthodoxe russe, qui « abuse de la foi pour justifier les atrocités commises par les soldats russes en Ukraine ».

Le patriarche Kirill a déclaré à propos des émigrés : « Il n’est pas nécessaire de repousser une personne qui a péché si elle ressent un sentiment de repentance et prend conscience de sa culpabilité. Si les gens qui ont quitté la Russie et se sont même prononcés contre elle sont revenus en comprenant qu’ils ont réellement commis une erreur, alors la Patrie ne peut pas les rejeter » « Il se peut qu’il y ait encore des sujets d’application de la loi, le degré d’implication de ces personnes dans certaines actions criminelles, mais cela ne concerne plus l’ecclésiastique [39]. »

Les proches des combattants russes

La veille du Noël orthodoxe, Vladimir Poutine a rencontré dans sa résidence de Novo-Ogarevo, près de Moscou, des veuves et des enfants de soldats russes tués en Ukraine. Il a souligné que les familles des victimes devraient « toujours sentir qu’il y a des personnes à leurs côtés qui, si nécessaire, peuvent les soutenir, les aider, venir à leur secours en cas de besoin. »

Un repas a été offert aux familles et des distractions aux enfants. Un office religieux a suivi au cours duquel, précise l’agence Tass, « le président a choisi un costume sombre et une chemise bleue, mais s’est quelque peu écarté du code vestimentaire strict en abandonnant la cravate [40]. »

Le même 6 janvier 2024, devant le monument au soldat inconnu, près du Kremlin, une quinzaine de proches de combattants ont réclamé leur démobilisation. La police n’est pas intervenue, bien que tout début de contestation soit d’ordinaire sévèrement réprimé en Russie, signe que la question est délicate pour le Kremlin. La mère d’un enfant d’un an, souligne que leur action est « la seule action pacifique qui n’a pas encore été interdite par la loi ». « J’ai l’impression que nous les dérangeons. Mais personne ne restera silencieux. Nous sortirons tous les jours, tous les samedis, nous déposerons des fleurs. À un moment donné, il sera impossible de nous ignorer [41]. »

Le 7 décembre 2023, un appel avait été lancé à Poutine sur le compte Telegram de Way Home (Путь домой, Pout’ domoï) :

« Nous exigeons la démobilisation totale. Les civils ne doivent pas participer aux actions militaires. […] Nous sommes contre l’idée reçue que tous les mobilisés participent à la guerre par leur volonté consciente. La mobilisation est imposée avec coercition et son refus engendre une poursuite pénale.
Nous sommes contre l’esclavage légalisé. […] Nous sommes contre la négligence de notre problème de la part du gouvernement de notre pays, son silence.
Nous sommes contre la déshumanisation. Les orques et les elfes n’existent pas mais la propagande et l’incitation à la haine sont bien réelles. Il y a la politique mais il y a aussi les gens ordinaires qui sont dans les mains des hommes politiques.
Cela nous est égal, qui nous rendra nos hommes. Nous exigeons de commencer le retrait des mobilisés – nos maris, nos frères, nos fils, nos pères, tous nos hommes proches – de la zone de l’opération spéciale militaire pour les rendre à leurs familles. […] Nous ferons tout pour ramener nos hommes à la maison. »

De fausses associations de femmes de mobilisés ont été créées où elles sont remplacées par des fonctionnaires loyaux [42].

Maria Andreeva, dont le mari a été mobilisé en octobre 2022, solitaire près du bâtiment du ministère russe de la Défense à Moscou a brandi une affiche : « 2024 est l’année de la famille ? Renvoyez les mobilisés à leurs familles [43] ! »

Selon Vladimir Poutine, 244 000 mobilisés combattent actuellement en Ukraine sur une force totale de 617 000 hommes.

Des nouvelles de Sasha Skotchilenko

Sonya Subbotina

Sasha Skotchilenko est cette jeune Russe condamnée à sept ans de prison pour avoir remplacé, dans un magasin, cinq étiquettes par des slogans pacifistes. Son amie Sonya Subbotina en donne des nouvelles.

« D’après ce que je vois, la publicité nous a aidées. Sasha est en sécurité. Ses camarades de cellule ont arrêté de la harceler. On lui donne des aliments sans gluten. Les médecins sont autorisés à la voir, c’est bien.
De plus, le travail de Sasha est devenu très célèbre. Nous avons collecté des fonds grâce au financement participatif et republié les bandes dessinées de Sasha. Elle en rêvait depuis longtemps.
Puis, de manière tout à fait inattendue, les dessins de Sasha ont acquis une grande popularité. Elle a réalisé une série de travaux dès son arrivée au centre de détention provisoire. Au début, elle dessinait avec un stylo gel noir, car d’autres matériaux étaient interdits dans la maison d’arrêt. Plus tard, nous avons été autorisés à remettre des crayons de couleur.
À l’été 2022, une exposition d’œuvres de divers prisonniers politiques, dont les dessins de Sasha, a été inaugurée à Moscou à l’Open Space. Malheureusement, cela n’a duré que deux jours. Le troisième jour, la police est venue à Open Space et a saisi toutes les œuvres. […]
Mais Sasha a peint une nouvelle série d’œuvres. [… Ses] dessins ont déjà été exposés en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne et il y a maintenant une exposition au Danemark.
Et Sasha dessine à nouveau, elle a de nouveau l’inspiration. Après sa libération, l’idée est venue de publier une nouvelle bande dessinée, "Le Livre de la Répression" ; Sasha veut tout y décrire : son arrestation, son incarcération dans un centre de détention provisoire, son procès.
Il me semble qu’un tel livre connaîtra du succès tant en Russie qu’à l’étranger, car peu de gens ont une bonne idée de la vie des prisonniers politiques russes. Et Sasha sait décrire des expériences fortes et profondes dans des dessins simples.
[… Après son procès], j’avais peur que Sasha soit complètement brisée. Mais elle était de bonne humeur et a déclaré : "Vous savez, je me sens beaucoup mieux. C’est plus facile parce que maintenant je ne vais plus au tribunal tous les jours, je ne vois plus [le procureur de la République] [44]. »

Russie-Libertés

L’association Russie-Libertés organise en France un grand nombre d’actions de soutien aux opposants russes. Un rassemblement pour une Russie sans Poutine, sans guerre et pour la liberté des prisonniers politiques aura lieu le 21 janvier 2024 à 14 h., à Paris, sur le Parvis des Droits de l’Homme. Tous les 3èmes dimanches du mois, le Soleil de la Butte, 32 rue Muller à Montmartre, fait de la place aux « voix éprises de liberté ». L’occasion de rencontrer chanteurs, poètes ou simples quidams amoureux de la Russie. Autour d’un café, on échange avis et commentaires sur la situation au pays et puis on prend la plume, une carte postale et on écrit à l’un des milliers de prisonniers politiques.

Russie-Libertés a interrogé Sasha Skotchilenko :

« Pourquoi vous avez manifesté contre la guerre en Ukraine ?
Ce que j’ai fait avait été prédestiné par ma vie même. Par l’intolérance à l’injustice que ma mère m’a inculquée. Par mon expérience de travail dans le journalisme citoyen. Par la publication de ma bande dessinée en ukrainien et par mon travail dans une colonie de vacances en Ukraine. Par ma fascination pour la culture hippie et les mouvements pacifistes des années 1960. Quand la guerre a éclaté, je n’ai pas pu garder le silence en tant qu’humaniste, hippie et amie des enfants ukrainiens.

De quelle Russie vous rêvez ?
Je rêve d’une Russie où il y aura une place digne pour chacun quelle que soit sa religion, son orientation sexuelle ou son appartenance ethnique. Je rêve d’une Russie avec une société civile forte et développée.

Quel souvenir de la vie en prison vous garderez après votre libération ?
Les souvenirs qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire sont les histoires des personnes que j’ai rencontrées en prison avec leurs vies difficiles, leur force de faire face aux défis et leur désir de changer la vie pour le mieux.

Votre message aux citoyens russes.
Nous devons affirmer les valeurs de paix à tous les niveaux : dans la famille, avec nos voisins, avec nos opposants politiques et idéologiques.
Si on continue à se battre pour de « nouveaux » territoires, pour le pétrole et le gaz qui détruisent notre planète, alors après un certain temps il ne nous restera rien [45]. »

Les prisonniers

Le 3 janvier 2024, la Russie et l’Ukraine ont procédé au plus important échange de prisonniers depuis le début de l’invasion russe. 248 personnes sont rentrées en Russie, 230 en Ukraine. Au total, 2 087 soldats et 27 civils ukrainiens ont été échangés. Le 22 septembre 2022, Viktor Medvedtchouk, un oligarque ukrainien prorusse et proche de Poutine, qui avait été arrêté pour haute trahison, a été échangé contre 151 militaires ukrainiens.

De la volonté russe, méprisant ses propres soldats, le dernier échange avait eu lieu le 7 août 2023. Si bien que l’Ukraine a dû créer un nouveau centre de détention. Les familles ukrainiennes ont été prévenues : « Vous ne reconnaîtrez sans doute pas votre mari ou votre fils. Cachez votre surprise. Ou du moins, essayez. » Ils ont été victimes de blessures, de la torture systématique et ont perdu la moitié de leur poids.

Le Centre ukrainien pour les libertés civiles, Prix Nobel de la paix 2022, a recensé 4 200 civils emprisonnés en Russie. Il y en a bien plus, répartis dans 150 lieux de détention Selon une ONG d’aide aux familles, seuls 5 % font l’objet de procédures judiciaires, en général pour préparation d’actes terroristes ou espionnage. Le 3 janvier 2024, trente Ukrainiens ont été raflés. Ils animaient une chaîne pro-ukrainienne sur les réseaux sociaux à Mélitopol, ville sous contrôle russe.

En juin 2023, une enquête de l’ONU estimait que, en Russie, 91 % des prisonniers ukrainiens, civils ou militaires, subissaient la torture et des actes dégradants. Contre la Russie, le Centre ukrainien pour les libertés civiles va lancer, devant les cours internationales, une procédure pour torture.

Une ingénieure emprisonnée avec d’autres femmes témoigne. « Pas la peine de vous donner à manger, vous allez mourir. », leur dit-on en les sortant, affamées et en guenilles, de leurs cellules où elles avaient été torturées. Amenées près d’un pont sur le front, elles entendent un salut en ukrainien. À leur surprise, elles ont été échangées. L’ingénieure reçoit un portable pour appeler son mari. « Tu es libérée ? », demande-t-il. Elle ne sait que répondre [46].

Alexeï Navalny

Alexeï Navalny a été transféré dans une colonie pénitentiaire du Grand Nord russe.

Avec sa barbe poussée pendant son voyage et vêtu contre le grand froid, il ressemble à un Père Noël. Il écrit à ses soutiens : « Mais je suis un Père Noël en régime sévère, donc il n’y a de cadeaux que pour ceux qui ont été très méchants. »

« [De ma fenêtre], je peux voir la nuit, et puis le soir, et de nouveau la nuit. […]
Les vingt jours de mon transfert ont été épuisants, mais je suis toujours de bonne humeur. […] On m’a transporté avec de telles précautions et par un itinéraire si bizarre […] que je ne m’imaginais pas que quelqu’un finirait par me retrouver ici avant la mi-janvier. » Et pourtant, il a eu la bonne surprise de la visite d’un avocat [47].

Sur le front ukrainien

Au début de l’année 2024, un commandant ukrainien détaille : « J’ai perdu plus de 140 soldats, morts ou blessés, depuis la fin de l’été. Quelque quatre-vingts ont déserté abandonnant derrière eux armes et équipements. J’en ai envoyé 40 autres en prison pour sédition [48]. »

« Le contre-espionnage, en collaboration avec la police nationale ukrainienne et le service d’information et de sécurité de la République de Moldavie, a neutralisé un groupe criminel international agissant en faveur de la Fédération de Russie », écrivent les services de sécurité d’Ukraine (SBU), dans un communiqué consultable sur Telegram complété par une brève vidéo de l’arrestation.

Ils poursuivent : « Les criminels amenaient les hommes en âge de servir dans l’armée depuis l’oblast [ukrainien] d’Odessa jusqu’à la frontière avec la Transnistrie », région séparatiste prorusse de Moldavie. « De là, ils les conduisaient le long de sentiers forestiers en évitant les postes de contrôle [jusqu’à] la capitale moldave. […] Les forces de l’ordre ont arrêté deux membres de gangs en Moldavie alors qu’ils accompagnaient un groupe de déserteurs. » Les passeurs monnayaient leurs services entre 4 500 et 5 000 dollars [49].

Déminage

Le porte-parole de la marine ukrainienne annonce des préparatifs pour procéder au déminage de la Mer Noire et de celle d’Azov. Il devrait durer de trois à cinq mois. Des armes des deux guerres mondiales se trouvent toujours dans ces mers [50].

Soutien populaire à l’invasion russe

Le quotidien belge Le Soir rappelle que son correspondant a choisi de rester en Russie malgré la menace de condamnation, jusqu’à quinze ans de prison, pour ce que le Kremlin considère comme de fausses nouvelles. Avec moins de risque, il consacre un reportage aux bénévoles qui soutiennent « l’opération militaire spéciale ».

Des expositions de photos de « femmes de héros » sont organisées. « Cela aide toute la famille ! Sur place, le soldat est content de recevoir de belles photos. Dans les foyers, cela apporte une aide morale », se réjouit la photographe. Des familles se coordonnent pour apporter un soutien matériel et psychologique aux soldats. Des collectes recueillent des dons pour du matériel militaire ou la reconstruction des territoires « reconquis ». Des fonctionnaires sont invités à verser 10 % de leur salaire pour ces causes. Le pouvoir soutient et parfois coordonne ces initiatives pas toujours désintéressées ; certains espèrent des carrières ou simplement d’être bien vus. Les médias bellicistes font l’éloge de ces actions.

« Cette guerre, dès le début, c’était sans doute une faute. Mais la Russie reste mon pays. Ces soldats au front, ce sont nos hommes. Il faut les soutenir ! », estime une cadre supérieure qui contribue à une cagnotte pour « nos gars au front ». « Ces dons, ce sont des gestes naturels. Je me sens comme une mère avec un fils devenu criminel du jour au lendemain. Je ne soutiens pas les actions [du Kremlin] mais je ne peux pas oublier ce fils criminel ni le laisser tomber [51]. »

Auto-amnistie

Alexandre Loukachenko, le président de la Biélorussie, fidèle allié de Moscou dans la guerre en Ukraine, a signé, le 4 janvier 2024, une nouvelle loi. Si le président venait à quitter le pouvoir, il « ne peut pas être tenu responsable des actions commises dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs présidentiels ». La loi stipule également que le président et les membres de sa famille bénéficieront d’une protection étatique à vie, de soins médicaux, d’une assurance-vie et santé. Après sa démission, le président deviendrait également membre à vie de la chambre haute du Parlement.

La loi rend impossible l’élection des leaders de l’opposition qui ont fui vers des pays voisins ces dernières années : seuls les citoyens biélorusses ayant résidé de manière permanente dans le pays pendant au moins vingt ans et n’ayant jamais eu de permis de séjour dans un autre pays sont éligibles. La dirigeante de l’opposition, Svetlana Tsikhanovskaïa, qui a fui en Lituanie voisine en 2020, a déclaré que la nouvelle loi est la réponse de Loukachenko à sa « peur d’un avenir inévitable ». Il doit être préoccupé par ce qui lui arrivera lorsqu’il quittera le pouvoir [52].

Condamnations de militantes

Le tribunal Mechtchanski de Moscou a condamné Alena Krylova, accusée dans l’affaire « Résistance de gauche », à deux ans de prison dans une colonie de régime général. Elle a été reconnue coupable de participation à une communauté « extrémiste ». Elle a également été condamnée à six mois de liberté restreinte. Krylova, ancienne employée d’un mouvement de défense des droits humains, a été arrêtée au Kirghizistan en juin 2023 à la demande de la Russie, qui l’a inscrite sur la liste internationale des personnes recherchées. Sa détention au Kirghizistan a été prolongée à plusieurs reprises.

Le tribunal du district Kirovsky d’Oufa a condamné Ramilya Saitova à cinq ans de prison dans une colonie à régime général pour appels publics à des activités dirigées contre la sécurité de l’État. Dans une vidéo sur YouTube elle avait appelé les mobilisés à « ne pas tuer [53]. »

En 2023, l’homme politique, historien et publiciste Vladimir Kara-Murza a été condamné à 25 ans de prison. La liste de ses crimes selon l’État russe : « faux » sur l’armée, « activités dans une organisation indésirable et « haute trahison ». Kara-Murza est en cellule d’isolement dans la colonie à sécurité maximale n° 6 à Omsk. Meduza l’a interviewé par correspondance [54]. Il parle de la situation présente, « lorsque, dans un pays européen du XXIème siècle, un leader de l’opposition est abattu au centre de la capitale et qu’un autre est empoisonné avec un agent neurotoxique ; quand les prisonniers politiques se comptent par centaines ; lorsque les condamnations entraînent des peines de prison plus longues que les meurtres ; quand une personne au pouvoir depuis un quart de siècle estime que cela ne suffit pas, et quand ce pays mène une guerre non provoquée contre un pays voisin, bombardant ses villes, tuant ses citoyens, s’emparant de ses territoires. […] Compte tenu du contexte, de la géographie et de l’époque dans laquelle nous vivons, la situation ne pourrait pas être plus sombre. Mais cela ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi. […] Je n’ai absolument aucun doute que dans un avenir proche, la Russie sera un État démocratique – comme le sont devenus de nombreux pays […] qui vivaient auparavant sous une dictature. […] J’ai été très impressionné par une exposition que j’ai vue une fois au Musée de la Gestapo de Cologne - un bulletin d’un des nombreux plébiscites des années 1930 sur la confiance dans le Führer, où il y avait une croix dans la colonne "Nein". Je l’ai regardé et j’ai pensé que celui qui avait mis cette croix, bien sûr, n’avait pas arrêté les crimes que les dictateurs aiment tant commettre au nom du "peuple tout entier", mais leur avait au moins dit son "non" personnel et conscient. Et c’est déjà un acte civique. Les citoyens de notre pays auront la même opportunité – particulièrement importante dans une guerre menée au nom de "toute la Russie" [lors des élections présidentielles de mars 2024]. »

Négationnisme

Dans les régions ukrainiennes sous occupation russe, l’agresseur a détruit des monuments dédiés à ceux qui sont morts de faim en 1932-1933, dans l’Holodomor causé par le régime stalinien. Une croix a été renversée. Elle était érigée en l’honneur des habitants de Turbay, qui, au XVIIIème siècle, avaient déclenché une rébellion antiféodale [55].

Manifestations des femmes de soldats en Russie

Kirill Medvedev est un poète, musicien et activiste politique de la gauche russe. Il publie un article dans le magazine trimestriel américain de gauche radicale, Jacobin [56] :

« À l’automne 2022, la Russie a commencé à mobiliser partiellement des civils pour la guerre en Ukraine. En octobre 2023, au moins quatre mille d’entre eux avaient été tués (les pertes totales de la Russie s’élèvent à quatre cent mille hommes, mais il s’agit principalement de soldats sous contrat qui ont été tués ou gravement blessés). Parmi les mobilisés morts, il est frappant de constater le nombre de personnes âgées de plus de quarante ans, les jeunes hommes étant plus susceptibles d’échapper à l’appel sous les drapeaux. Beaucoup de ces hommes ont été envoyés au front malgré des sursis pour des raisons de santé ou de travail. On leur avait promis qu’ils serviraient principalement à l’arrière, mais en fait ils ont été envoyés dans les zones les plus dangereuses du front, souvent sans formation et avec un équipement médiocre.
Alors que la mobilisation a duré un mois, il n’y a pas eu de décret officiel pour y mettre fin, de sorte que les hommes mobilisés sont contraints de rester au front. Dans un premier temps, les autorités ont promis de les remplacer par des contractuels, mais aujourd’hui, elles déclarent ouvertement qu’ils devront se battre jusqu’à la fin de l’”Opération militaire spéciale” (OMS). Les mobilisés ne sont pas autorisés à partir – après tout, il a été estimé que s’ils bénéficiaient d’une permission, la plupart d’entre eux ne reviendraient jamais. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des blessés mobilisés reprennent ensuite du service.
Mais les proches des mobilisés n’acceptent pas tout cela. Un mouvement de plus en plus important réclame leur retour, passant des tentatives de dialogue avec les responsables locaux et des appels au président à des actions de rue et à des flash mobs de masse. Les revendications portent notamment sur l’établissement d’un délai d’un an pour la mobilisation, ou sur une transition complète vers un statut contractuel. Le mouvement revendique également le droit de manifester et de se réunir publiquement, ainsi que “la justice sociale et l’égalité en droits et en devoirs pour tous, y compris les mobilisés”.
Dans un premier temps, les femmes participant au mouvement ont tenté d’atteindre les bureaux militaires et les responsables locaux, qui les ont largement ignorées. La première action publique visible a été la participation à l’action rituelle organisée par le parti communiste (KPRF) le 7 novembre, date anniversaire de la Révolution d’Octobre. Trois douzaines de femmes avaient apporté des pancartes sur lesquelles on pouvait lire “Ramenez nos maris”. Elles ont été immédiatement encerclées par la police et le chef du KPRF, Gennady Zyuganov, a promis qu’il aiderait au retour des hommes mobilisés. Cette intervention n’a pas eu lieu. […]
Les propagandistes de la télévision et les chaînes Telegram du gouvernement accusent ces femmes de travailler pour l’”Occident” et l’Ukraine. […]
Les proches des hommes mobilisés se plaignent du ressentiment des patriotes russes chauvins et des opposants les plus radicaux. Ces derniers reprochent aux femmes de ne pas s’être exprimées en faveur de l’Ukraine et de ne pas avoir exigé directement l’arrêt de la guerre ; les maris sont accusés d’avoir accepté leur propre mobilisation.
La demande de retour des mobilisés a d’abord provoqué des tensions, y compris parmi les Russes qui craignaient une nouvelle vague de mobilisation. Le mouvement finit donc par abandonner la demande d’une plus grande rotation des hommes au profit d’un rejet total de la mobilisation.
[…En versant aux combattants une somme trois fois supérieure au salaire moyen], les autorités tentent d’acheter non seulement la loyauté des citoyens, mais aussi la présence en première ligne, la santé et la vie de centaines de milliers d’hommes. [… Les activistes répliquent :] "Arrêtez de nous fourguer des prestations et des paiements nauséabonds au lieu de nous rendre nos êtres chers…" […]
Si les appels aux gouvernements occidentaux ne sont guère utiles pour des mouvements tels que les parents des mobilisés, ils ont un besoin vital du soutien des initiatives féminines, anti-guerre et syndicales qui peuvent donner à leurs luttes une dimension internationale. Les proches des mobilisés font elles-mêmes référence à ce contexte international. Elles rappellent que 2,5 millions d’Américains mobilisés sont allés au Vietnam (et que ce n’est qu’avec le temps que le mouvement anti-guerre a fait changer d’avis certains d’entre eux). […]
La résistance des femmes contre la guerre a une longue histoire en Russie. Pendant la Première Guerre mondiale, les femmes ont commencé par demander le paiement ou l’augmentation des indemnités de mobilisation, mais elles sont rapidement passées à des actions radicales et à des slogans antigouvernementaux. Elles sont descendues dans la rue, ont pénétré dans des bâtiments administratifs, ont brisé les vitrines de magasins et ont tenté de bloquer des convois ferroviaires transportant des hommes mobilisés. […]
Dans les années 1990, le Comité des mères de soldats a exigé l’arrêt immédiat de la guerre en Tchétchénie et le retrait des troupes de cette république. Il a négocié avec succès l’extradition de prisonniers avec les commandants tchétchènes, organisé la marche anti-guerre Grozny-Moscou, cherché à faire libérer les déserteurs de leur responsabilité pénale et collecté de l’aide humanitaire pour la population pacifique de la République tchétchène. Elles ont à nouveau joué un rôle clé dans le processus de paix. […]
Comme le disait grand-père Lénine, “chaque cuisinière doit apprendre à gouverner l’État”, nous rappellent les animatrices du groupe Way Home. […] Il s’agit d’une remise en question directe d’un stéréotype qui, selon les sociologues, est ancré dans la pensée de nombreux Russes : “même si nous ne comprenons pas pourquoi la guerre a commencé, les gens au sommet le savent sûrement, sinon ils ne l’auraient pas commencée”.
Mais il n’y a pas de savoir secret qui donne aux élites le droit et la raison de déclencher des guerres. Le seul “secret” révélé par un mouvement anti-guerre efficace est de savoir quels intérêts se cachent derrière la guerre actuelle. Le mouvement des parents des mobilisés prouve que, contrairement à la propagande, l’activisme n’est pas un virus introduit par un ennemi extérieur et qui peut être éliminé par la répression. Non, c’est un phénomène qui mûrit et s’auto-organise au sein de la société, en passant par différents stades de prise de conscience. »

De retour de Russie

Les enfants

Selon les autorités ukrainiennes, l’invasion de la Crimée a imposé la déportation à 19 546 enfants qui se sont retrouvés en « territoire russe ». Des foyers russes ont abusivement adopté nombre de ces enfants. La Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt pour déportation illégale de mineurs contre Poutine et la commissaire russe aux droits des enfants. Selon un groupe d’opposition biélorusse, le président Loukachenko supervise personnellement cinq camps d’enfants [57].

Parmi les enfants revenus chez eux, certains montrent des signes de traumatisme durable, dont la dépression et l’automutilation. Souvent, le choc est tel qu’il leur est difficile de verbaliser ce qu’ils ont vécu.

Comme en Crimée depuis 2014 et dans les zones occupées, les enfants déportés sont soumis à des cours en russe, au chant de l’hymne national russe, à la projection de films russes, à l’enseignement de l’histoire russe… et à l’injonction d’oublier leur nationalité ukrainienne. « Ils disaient que la langue ukrainienne avait été inventée et qu’elle n’existait pas. », témoigne une adolescente au New York Times [58]. Ce n’est pas pour rien que, le 14 décembre 2023, Vladimir Poutine a cité Otto von Bismarck : « Ce ne sont pas les dirigeants qui gagnent les guerres, mais les écoliers et les prêtres [59]. »

Après de rudes négociations de plusieurs mois et un voyage de 3 000 kilomètres de la Crimée à Minsk, en Biélorussie, via Moscou, des parents ont pu ramener sept enfants en Ukraine. La négociation s’est faite grâce à l’entremise du Qatar, sollicitée par l’Ukraine. Les enfants étaient moins nombreux que l’espéraient les négociateurs. Le voyage a été financé par une ONG belge. Une soldate ukrainienne n’a pas été autorisée à être du voyage et a dû attendre ses filles à la frontière.

Les gouvernements russe, ukrainien et qatari profitent de la médiatisation de ces rapatriements.

Les caméras éteintes, les enfants et leurs familles repartent, à leurs frais, dans les zones bombardées. Une des mères a à peine de quoi payer son voyage en train en 3ème classe. Elle a passé vingt-quatre heures à Moscou et a envie de s’y installer. Pas rancunière, elle soupire : « Tout est si beau, là-bas. Et les gens si gentils [60]. »

Les réfugiés

15 400 civils ont tout abandonné pour quitter les régions annexées et revenir en Ukraine. Ils passent d’abord par la Russie, satisfaite de se débarrasser de ces Ukrainiens rétifs à l’occupation. Ils sont déjà remplacés par 800 000 Russes et 100 000 travailleurs d’Asie centrale.

Après au moins deux jours de voyage et leur arrivée par un chemin de deux kilomètres, enneigé et criblé de mines, les réfugiés doivent se soumettre à des démarches administratives et à un interrogatoire du Service ukrainien de sécurité (SBU) à la recherche d’agents russes infiltrés. Affamés et épuisés, ils peuvent enfin se rassasier et se reposer. Certains, en confidence, relatent les actes de barbarie qu’ils ont subis. Un employé du centre d’accueil, lui-même torturé, chuchote : « Jamais je ne pardonnerai aux Russes les cris des femmes dans les cellules d’à côté… Jamais [61]. »

Les prisonniers

Le 3 janvier 2024, la Russie et l’Ukraine ont procédé à un important échange de prisonniers, grâce à la médiation des Émirats arabes unis. 248 personnes sont rentrées en Russie, 230 en Ukraine [62].

Le dernier échange des prisonniers datait du 7 août 2023. La Russie semblait miser sur les familles des captifs pour déstabiliser l’Ukraine. Elle imposait aux détenus d’envoyer des messages demandant à leurs proches de faire pression pour leurs libérations [63].

God save abortion

Le groupe punk, féministe et opposant le plus provocateur à Poutine, les Pussy Riot, a dû fuir la Russie pour échapper à la répression. Il a exécuté devant la Cour suprême de l’Indiana une performance pour condamner l’entrée en vigueur d’une loi interdisant la plupart des avortements. En Russie, la même interdiction et les mesures antiféministes sont de plus en plus fréquentes. Devant les activistes groupées sur les marches du Capitole, une vulve géante a été gonflée [64]. Cette œuvre d’art s’intitule « God Save Abortion » (Dieu sauve l’avortement). « Mon art est mon arme. Je vais continuer à me battre. Au diable les conséquences », revendique Nadya Tolokonnikova, une des cofondatrices du groupe [65].

De l’argent pour l’armée !

Dans plusieurs villes ukrainiennes, des manifestations ont réclamé des municipalités qu’elles consacrent une part du budget à l’armée plutôt qu’à des dépenses jugées superflues.

« Nous exigeons de nos autorités un rapport clair pour voir où vont nos impôts, afin que les défenseurs voient arriver cette aide […]. Actuellement, le gouvernement de la ville doit aux soldats plus de 800 millions de hryvnias depuis plus d’un an et demi. », a déclaré la représentante des habitants de Ternopil [66].

Rassemblement national

L’Obs recense les votes du Rassemblement national au Parlement européen :

« Ils ont voté contre la condamnation de la tentative d’assassinat de l’opposant Alexeï Navalny (en septembre 2020), contre celle des violations des droits humains par la milice Wagner (novembre 2021) et contre celle de la répression de la société civile russe (décembre 2021), mais aussi contre une résolution de soutien à "l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale" de l’Ukraine (décembre 2021). Depuis l’attaque des troupes de Poutine, ils ont opté pour une forme de "neutralité" moins ostentatoire. Certes, ils ont voté en faveur de la condamnation de l’invasion en mars 2022. Mais ils se sont opposés à une aide financière à l’Ukraine (février 2022) et à la désignation de la Fédération de Russie comme État soutenant le terrorisme (novembre 2022). Et se sont abstenus sur de nouvelles aides à l’Ukraine (juillet et novembre 2022), sur la condamnation de "l’escalade de la guerre menée par la Russie" (octobre 2022), sur la création d’un tribunal pour les crimes d’agression contre l’Ukraine (janvier 2023), sur la préparation d’un sommet entre l’Union européenne et l’Ukraine (février 2023)… » Thierry Mariani s’agace de ces reproches : « Nous ne sommes pas favorables aux aides financières à l’Ukraine, parce qu’elles subventionnent la corruption [67]. »

Une enquête du Washington Post accuse le Rassemblement national de mener une entreprise de subversion en France en vue d’affaiblir le soutien du pays à l’Ukraine, en relevant les liens persistants du parti d’extrême droite avec le Kremlin [68].

[1Boris Vishnevsky, https://novayagazeta.ru/articles/2024/01/22/slov-net, publié et consulté le 22 janvier 2024.

[2Vladimir Khitrov, https://novayagazeta.ru/articles/2024/01/22/shtyki-v-zemliu, 22 janvier 2024, consulté le 24 janvier 2024.

[3Thomas d’Istria, Rémy Ourdan, Laurent van der Stockt, « Sur le front ukrainien, l’armée russe utilise des gaz », Le Monde, 23 janvier 2024.

[5Benoît Vitkine, « En Russie, Boris Nadejdine joue les trouble-fêtes », Le Monde, 27 janvier 2024.

[6Benjamin Quénelle, « Les opposants russes à la guerre unis derrière Boris Nadjedin », La Croix, 25 janvier 2024.

[11Propos recueillis par Julia Pascual et Faustine Vincent, « 6.3 millions d’Ukrainiens sont toujours réfugiés, dont une majorité en Europe », 27 janvier 2024.

[14https://t.me/rian_ru/228071, publié et consulté le 17 janvier 2024.

[19Halya Coynash, https://khpg.org/en/1608810509, 5 mai 2022, consulté le 20 janvier 2024.

[20Thomas d’Istria et Faustine Vincent, « Ukraine : la russification forcée des zones occupées », Le Monde, 19 janvier 2024.

[22Ibidem.

[23Andrey Karev, https://novayagazeta.ru/articles/2024/01/20/byl-vynuzhden-spat-v-kandalakh, publié et consulté le 20 janvier 2024.

[25https://zona.media/news/2024/01/20/shtab, publié et consulté le 20 janvier 2024.

[26« Que deviennent les chercheurs russes ? », 9 novembre 2023, repris dans Courrier international, 18 janvier 2024.

[27Nicolas Delesalle, Paris Match, 18 janvier 2024.

[28Thomas d’Istria, « Des journalistes victimes d’actes d’intimidation en Ukraine », Le Monde, 20 janvier 2024.

[29Cité par Courrier international, 11 janvier 2024.

[30Thomas d’Istria, « Le Parlement refuse le texte sur la mobilisation », Le Monde, 13 janvier 2024.

[31Paolo Brera, La Repubblica, 16 novembre 2023, repris par Courrier international, 11 janvier 2024.

[32Cédric Piétralunga, « Un accord tripartite pour le déminage de la Mer Noire », Le Monde, 13 janvier 2024.

[33Justine Brabant, « Ces enfants ukrainiens que Moscou veut transformer en "bons petits Russes" », https://www.mediapart.fr/journal/international/020124/ces-enfants-ukrainiens-que-moscou-veut-transformer-en-bons-petits-russes, 2 janvier 2024, consulté le 13 janvier 2024.

[34Alain Barluet, « Le supplice carcéral de l’opposant Navalny », Le Figaro, 13 janvier.

[37Alexandre Soldatov, https://novayagazeta.ru/articles/2024/01/06/kazn-na-rozhdestvo, publié et consulté le 6 janvier 2024.

[38Tatiana Britskaya, https://novayagazeta.ru/articles/2024/01/06/general-khristos-vedet-kuda-nado, publié et consulté le 6 janvier 2024.

[39https://tass.ru/obschestvo/19683495,publié et consulté le 7 janvier 2024.

[40https://tass.ru/obschestvo/19683127, publié et consulté le 7 janvier 2024.

[44Nina Petlianova, https://novayagazeta.ru/articles/2024/01/06/posle-prigovora-sashe-stalo-gorazdo-legche, publié et consulté le 6 janvier 2024.

[45https://www.facebook.com/RussieLibertes, 8 janvier 2024, consulté le 9 janvier 2024.

[46Florence Aubenas, « En Ukraine, le douloureux retour des prisonniers », Le Monde, 9 janvier 2024.

[47Publié le 26 décembre 2023, Courrier international, 4 janvier 2024.

[48Boris Mabillard, « Dans l’est de l’Ukraine, l’angoisse d’une débâcle », Le Point, 4 janvier 2024.

[50Ibidem.

[51Benjamin Quénelle, « Sous le regard du Kremlin, la société civile pro-guerre se mobilise », Le Soir, 5 janvier 2023.

[53Andrey Karev, https://novayagazeta.ru/articles/2023/12/30/istoricheskii-maksimum-gosizmen, 30 décembre 2023, consulté le 31 décembre 2023.

[54Kristina Safonova, https://meduza.io/feature/2023/12/31/peremeny-v-rossii-gorazdo-blizhe-chem-kazhetsya, publié et consulté le 31 décembre 2023.

[55Centre des droits humains de Kharkiv, 28 novembre 2023, « Holodomor : la Russie veut effacer son souvenir », cité par Brigades éditoriales de solidarité, Soutien à l’Ukraine résistante, n ° 26, 15 décembre 2023, p. 41.

[57Marie Vaton, « Le cauchemar des enfants déportés », L’Obs, 30 novembre 2023.

[58Izia Rouviller, « "Je ne pouvais pas croire qu’ils m’emmenaient" : kidnappés par la Russie, des enfants de retour en Ukraine racontent », Libération, 28 décembre 2023.

[59Le Monde, 15 décembre 2023.

[60Marion Quérouil-Bruneel, Vlada Krassilnikova, Wilson Fache, « Enfants ukrainiens, Les ailes de la liberté », Paris Match, 21 au 27 décembre 2023.

[61Pierre Polard, « Les échanges de prisonniers, une arme pour le Kremlin », Le Figaro, 3 janvier 2024.

[63Pierre Polard, « En Ukraine, le chemin de croix des réfugiés du Donbass », Le Figaro, 2 janvier 2024.

[64https://youtu.be/8T3AsVdLC2s, consulté le 2 janvier 2024.

[66« Loutsk : une marche de protestation « 800 millions pour l’armée », Brigades éditoriales de solidarité, Soutien à l’Ukraine résistante, n° 26, 15 décembre 2023, p. 42 ; « Lviv : 12e rassemblement « D’abord les drones, puis les stades », ibidem, p. 44.

[68Catherine Belton, « Russia is working to subvert French support for Ukraine, documents show », Washington Post, 30 décembre 2023.

Retrouvez la neuvième partie de cette rubrique, novembre-décembre 2023

Retrouvez la huitième partie de cette rubrique, septembre-octobre 2023

Retrouvez la septième partie de cette rubrique, juillet-août 2023

Retrouvez la sixième partie de cette rubrique, juin 2023

Retrouvez la cinquième partie de cette rubrique, mai 2023

Retrouvez la quatrième partie de cette rubrique, mars et avril 2023

Retrouvez la troisième partie de cette rubrique, janvier et février 2023

Retrouvez la deuxième partie de cette rubrique, décembre 2022

Retrouvez la première partie de cette rubrique, novembre 2022

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