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Budapest

Le 23 octobre 2022, Lili Pankotai, une Hongroise âgée de 18 ans, slame sous les applaudissements dans une manifestation contre le système éducatif et le manque de démocratie sous la présidence Orbán. Le proviseur lui annonce que, selon tous les professeurs, sauf un, elle n’est plus la bienvenue dans son lycée. Elle poursuit ses études à Budapest et participe à quelques émissions de télévision et de radio indépendantes. Elle publiera son journal dans les prochaines livraisons de Kometa [1].

Bichkek

En 2011, le président Kirghize a baptisé une montagne du pays « Pic Poutine ». En réaction à l’invasion de l’Ukraine, un couple d’alpinistes russes, Sveta et Dima Pavlenko, escaladent le pic, plantent à son sommet le drapeau ukrainien et diffusent des photos et des vidéos de leur exploit sur les réseaux sociaux. Un groupe de sauveteurs en montagne est chargé d’enlever le drapeau. Des mois plus tard, le couple disparaît en montagne [2].

Minsk

Pour minimiser les risques, un photographe biélorusse travaille sous pseudonyme. Il raconte le départ à l’étranger d’un de ses amis qui craignait d’être mobilisé et dont le journal d’opposition pour lequel il travaillait a été interdit. La plupart de ses amis émigrés vivent en Pologne ou en Lituanie [3].

Un roman géorgien

Emmanuel Carrère, cinéaste et écrivain, auteur notamment de Un roman russe, consacre trente-cinq pages à un article Un roman géorgien. Comme souvent et avec le talent qu’on lui connaît, il écrit son reportage à la première personne.

Il est le fils d’Hélène Carrère d’Encausse, apparentée à la haute aristocratie russe, qui, écrit-il, « a passé toute sa vie à observer la Russie, à écrire sur la Russie, à aimer la Russie […] en se désintéressant à peu près totalement du petit peuple à ses yeux provincial, archaïque et chauvin. »

Avec Salomé Zourabichvili, il partage un ancêtre commun, Niko Nikolatze, le « Victor Hugo géorgien ». Sa cousine Salomé a été ambassadrice de France à Rome, Washington, Vienne, aux Nations unies à New-York, à N’Djamena, Bruxelles et enfin à Tbilissi. Le président géorgien, qui souhaite que son pays adhère à l’Union européenne, la repère et lui propose d’être sa ministre des Affaires étrangères, proposition validée par Jacques Chirac. Avec son alter ego russe, Sergueï Lavrov, elle négocie brillamment le retrait de Géorgie des troupes russes. Pourtant elle tombe en disgrâce, quitte le gouvernement et fonde son propre parti, « Voie de la Géorgie ».

En 2012, le parti « Rêve géorgien » accède au pouvoir. Il est dirigé en sous-main par l’oligarque Bidzina Ivanichvili dont la fortune, faite en Russie, égale la moitié du PIB géorgien. Le parti est prorusse et prend des décisions qui sabotent le processus d’adhésion à l’UE, comme un projet de loi instituant, sur le modèle russe, un statut d’agent de l’étranger.

En 2020, Salomé Zourabichvili est élue présidente de la République de Géorgie. Le gouvernement lui intente une procédure de destitution parce qu’elle a enfreint son interdiction de se rendre dans certains pays pour y promouvoir l’adhésion à l’UE. La démarche échoue au Parlement le 18 octobre 2023 [4].

Emmanuel Carrère rencontre des interlocuteurs qui reprochent à la présidente d’être l’otage naïve du gouvernement russophile. À son deuxième voyage, l’opinion publique lui est plus favorable grâce à sa fermeté contre le projet de statut d’agent étranger qui a été retiré grâce à l’importante mobilisation populaire. Autres rencontres : des exilés russes plus ou moins impliqués dans l’opposition à Poutine.

Un soldat russe dort dans ma maison

Luba Yakymtchouk est une poétesse et dramaturge ukrainienne. Son recueil Les abricots du Donbass a été enregistré en livre audio par Catherine Deneuve. Dans Kometa, elle raconte, en termes simples qui suscitent l’empathie, sa vie et son angoisse quotidiennes lors des premiers bombardements de Kiev, sa solitude alors que son mari se dépense dans l’aide humanitaire et que son fils est envoyé loin du front. Elle s’inquiète de ses parents et de sa grand-mère dans le Donbass qu’elle réussit à décider de fuir en abandonnant leurs maisons où, pense-t-elle, un soldat russe dormira dans son ancien lit.

Prions pour nos guerriers

L’emprise de l’Église orthodoxe russe est omniprésente, même là où le rationalisme devrait être prioritaire. Dans la station spatiale internationale, les cosmonautes sont entourés d’icônes. Le directeur de l’Institut de génétique de Moscou déclare que « les gens vivent moins longtemps aujourd’hui à cause du péché originel ». Les popes bénissent les armes et les combattants.

Le romancier Iegor Gran, auteur de Z comme zombie, explore le site Prions ensemble pour les guerriers [5]. Le site, animé par des prêtres, regroupe 45 000 adeptes : des mères et des épouses de combattants pour qui elles implorent la protection. « Protège-les, Seigneur Jésus, de toutes les malédictions qu’on trouve à la guerre. Aide les pour qu’ils aient assez de médicaments, de nourriture et d’équipement militaire ! » Une polémique oppose les mères et les épouses : De qui les prières sont-elles le plus efficaces ?

Ceux qui sont bénéficiaires des prières sont indistinctement désignés par leur prénom et comme « combattants » et « serfs de Dieu ». « Seigneur, aie pitié, sauve et protège le guerrier Vadim et tous les guerriers russes, protège-les des balles, de la captivité et de la mort, protège les des ennemis visibles et invisibles ! Sainte Mère de Dieu, priez Dieu pour l’achèvement rapide de l’opération spéciale et le retour de nos soldats sains et saufs avec la victoire sur les nazis. » Les requêtes les plus émouvantes sont reprises par d’autres fidèles, qui parfois composent de petits poèmes.

La détresse des femmes est souvent tangible. « Je vous demande de prier pour mon mari, le guerrier Dmitri et pour ses collègues, afin que le Seigneur ait pitié de nous et qu’il rentre bientôt à la maison. J’attends un bébé, je suis très inquiète. Après le mariage, nous avons réussi à vivre ensemble pendant un mois et demi seulement, et mon mari a été emmené. » « Dieu, dresse un rempart autour de nos guerriers et de leurs femmes qui savent attendre comme personne. »

Les demandes peuvent être plus terre-à-terre : « Je vous demande de prier pour le serf guerrier Constantin, afin que sa demande administrative de renvoi à la maison soit prise en compte. »

La tragédie n’est jamais loin. « Merci à tous ceux qui ont prié pour mon oncle, Sergueï. On l’a retrouvé. Il a été tué. Je demande vos prières pour le repos éternel du guerrier Sergueï. »

Mais quand les prières ont été vaines : « Tout cela est insupportable ! Seigneur, Tu vois comme le peuple orthodoxe souffre ! Écoute les prières des mères, aide-nous, pécheurs. Protège, aie pitié, et sauve nos fils. Ne laisse pas les guerriers avoir des ennuis. En bonne santé et en toute sécurité, ramène nos gars à la maison ! Couvre toute notre armée orthodoxe de Ton saint voile ! » Les récriminations ne sont adressées qu’à Dieu et jamais au Kremlin. Les fidèles craignent-elles d’être accusées de « discrédit des forces armées » ou les modérateurs sont-ils très vigilants ?

Et quand un fils rentre : « Pas une égratignure ! […] Il raconte que, par quatre fois, il a miraculeusement réussi à éviter la mort. Je lui ai expliqué que ce n’étaient pas des miracles, mais nos prières. Mon petit est revenu en permission, demain il repart dans son unité. Ils vont être transférés dans une zone de combats intenses. […] Encore une fois je demande vos prières pour le guerrier Vladimir. »

On n’est jamais à l’abri d’un miracle. Une femme le raconte avec force détails : Un jeune homme a indiqué un sentier à suivre pour neutraliser des ennemis assiégés, puis il a mystérieusement disparu. Dans l’église voisine, le jeune homme a été reconnu sur une icône. C’était l’archange Michel ! Quelqu’un répond du tac au tac : « Ô archange Michel, prends le commandement de notre armée ! »

Des photographies des guerriers et d’églises illustrent le site ainsi que des images pieuses, souvent manipulées dans un kitsch sulpicien, comme cet escalier fleuri, gravi par des soldats dont la file s’estompe dans des nuées rosâtres.

Plus brutale, une vidéo montre un soldat encagoulé dans une maison ukrainienne visiblement pillée. Il joue du piano pour sa femme. Commentaire : « Comme c’est touchant d’entendre ces douces notes directement du front [6] ! »

Radio Vladimir

À 450 kilomètres de Moscou, un ouvrier, Vladimir Alexandrovitch Roumantsiev, a bricolé une station de radio clandestine qui diffuse dans un rayon de deux kilomètres. Il a été condamné à trois années de colonie pénitentiaire pour avoir contrevenu à la loi sur la « diffusion d’informations sciemment mensongères visant à discréditer l’armée russe et les actions de l’État en dehors de ses frontières », une polissonnerie radiophonique, à ses yeux. La justice lui reproche d’avoir prétendu que « les représentants des forces armées de la Fédération de Russie en territoire ukrainien pilleraient, tueraient et violeraient les civils, détruiraient les hôpitaux, les maternités, les écoles, les jardins d’enfants ». Les enquêteurs n’ont pourtant trouvé personne qui ait écouté ses émissions.

L’écrivain Filipp Dzyadko a été stupéfait. Il a écrit un roman dystopique qui raconte quasi la même histoire. Il cite un expert d’OVD-Info, un média de défense des Droits de l’Homme : « Les protestations anti-guerre - décousues, sporadiques, souvent individuelles - n’ont pas faibli une seule journée depuis le début des opérations à grande échelle. Leurs formes, leur géographie et leur sociologie varient énormément. Ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes [impliquées]. À en juger par les persécutions, ce mouvement inquiète beaucoup le pouvoir. ». Filipp Dzyadko cite aussi une militante de la Résistance féministe antiguerre « Nous devons voir et reconnaître en chacun de nous des personnes susceptibles de reconstruire, demain, la Russie autrement avec une autre idéologie, un autre mot d’ordre. » Le romancier écrit « À chacun sa rébellion, à chacun sa résistance. […] Ainsi se forge l’avenir, là où l’on pensait n’en entrevoir aucun. » : création de médias, cyberattaque contre les chaînes russes de propagande, distribution de tracts, financement de l’armée ukrainienne, graffiti, sabotage des convois d’armes avec le slogan « Chaque contretemps sauve des vies des deux côtés de la ligne de front. », aide à l’insoumission… La concierge Ouliana a jeté une partie des ordres de mobilisation qu’elle devait distribuer et a aidé des conscrits à contacter des défenseurs des droits pour éviter le recrutement. Des billets de banque circulent avec la mention « Attention à la fermeture des portes ! Prochain arrêt : Corée du Nord ». Une actrice salue son public, coiffée d’une couronne ukrainienne. Une enseignante interroge ses élèves, ce qui lui vaut un licenciement : « Et si la patrie avait tort ? Quand vivra-t-on enfin en paix ? » Un compte Tinder est créé au nom de Poutine. Son profil : « Je cherche quelqu’un qui m’aimera après toutes ces atrocités. » Boutcha, Marioupol… sont énumérées.

L’avocat du polisson radiophonique a entendu ses gardiens se plaindre de la quantité de liasses de lettres qu’il reçoit. Le romancier a correspondu avec le prisonnier par l’intermédiaire de son défenseur. Que conseille-t-il ? « Ne pas prendre part aux mensonges. En cas de menace de mobilisation, il faut quitter le pays [7]. »

Filipp Dzyadko a aussi reçu une réponse d’un autre prisonnier, Alexeï Gorinov, avocat et homme politique. Le premier jour de la guerre, « avant de me jeter dans un fourgon, un policier qui avait l’âge d’être mon petit-fils m’a roué de coups au visage et au corps avec une férocité inexplicable. »

Le 15 mars 2022, au cours d’un conseil municipal à Moscou, il a qualifié l’invasion de l’Ukraine de guerre et proposé une minute de silence. Il a écopé de six ans et onze mois de prison. « Dans la colonie où je me trouve, il n’y a pas de soins médicaux. Prévenus et condamnés souffrent des dents ou de maux non diagnostiqués pendant des années, alors que, dans le même temps, l’État consacre des ressources budgétaires énormes et difficilement quantifiables à une guerre insensée. »

Un prisonnier, prêt à rejoindre la milice Wagner, lui a justifié son départ : « Mes grands-pères se sont battus contre le fascisme. J’y vais pour en finir avec cette vermine et défendre la démocratie. »

Que faire quand on est contre la guerre et le régime de Poutine ? « Assister en masse au procès d’un pacifiste constitue déjà en soi un acte de protestation. »

« Mes projets pour ma sortie de prison ? Je me tiens prêt à devenir ambassadeur en Ukraine après le rétablissement des relations diplomatiques entre nos deux pays, et à contribuer à la restauration et au renforcement des liens humanitaires entre Russes et Ukrainiens. J’aspire à servir mon pays le jour où la liberté, la démocratie et les droits humains en deviendront les valeurs fondamentales.

Pour le quotidien il me manque une partie de billard, une bonne pêche, un ciel étoilé, des voyages [8]… »

[1Lili Pankotai, « Je vous écris de Budapest », Kometa n° 1.

[2Konstantin Salomatin, « Je vous écris de Bichkek », Ibidem.

[3Vasil Shiman, « Je vous écris de Minsk », Ibidem.

[4Faustine Vincent, « En Géorgie, le parti au pouvoir échoue à destituer la présidente pro-occidentale », Le Monde, 20 octobre 2023.

[5https://vk.com/molitvazamir, consulté le 25 octobre 2023.

[6Iegor Gran, « Prions pour nos guerriers », Kometa n° 1.

[7Filipp Dzyadko, traduit par Yves Gauthier, « Radio Vladimir », Ibidem.

[8Recueilli par Filipp Dzyadko, traduit par Yves Gauthier, « Lettre d’un prisonnier russe », Ibidem.