L’enquête « Russian Papers #1 : invasion sous perfusion française » de Benjamin Jung, dont le premier volet paraît aujourd’hui sur Blast, va plus loin : elle démontre sur la base de documents douaniers russes comment ces transferts se poursuivent encore cette année. Des composants siglés Lynred ont été livrés à la Russie à neuf reprises entre mars et avril 2023.
Entre janvier et avril, Blast a dénombré plus de 5 000 déclarations portant sur des importations russes de matériel fabriqué par STMicroelectronics pour un total de 29,5 millions de dollars.
Les deux entreprises passent par des sociétés étrangères (en particulier chinoises ce qui confirme nos précédentes recherches).
STMicroelectronics se retranche toujours derrière ses éléments de langage habituels. L’entreprise nous avait garanti en avril dernier une mise en conformité de ses exportations dès fin février 2022 [1], un argumentaire qui vole aujourd’hui en éclat…
Lynred finit, quant à elle, par apporter plus d’éléments sur l’enquête que nous avions réalisé en partenariat avec Le Progrès : la présence d’un capteur thermique retrouvé dans un drone russe Orlan-10 abattu en Ukraine [2]. Le composant a été « expédié le 5 août 2021 à un destinataire non-russe dans le cadre d’une licence globale d’exportation de biens à double usage délivrée pour une utilisation finale civile le 10 juin 2021 pour une durée de 2 ans ». « Un certificat d’utilisation finale a été préalablement signé par le destinataire non-russe, afin de garantir une utilisation finale civile et la non-réexportation du composant vers un pays tiers sous sanctions ou embargo » avance la firme.
L’incertitude liée à l’utilisation des biens à double usage aurait dû pourtant les inciter à durcir les contrôles, non à laisser la porte ouverte aux échanges économiques. Ce n’est pas le cas en l’espèce : l’entreprise Lynred (anciennement Sofradir) ayant déjà un passif en matière de prolifération [3], elle s’abrite derrière un dispositif réglementaire pour continuer ses affaires...
Ces nouveaux éléments ruinent l’argumentaire du ministre délégué chargé du commerce extérieur Olivier Becht qui lors de l’audition du mardi 26 septembre à l’Assemblée nationale en Commissions des affaires étrangères, de l’économie et de la défense affirmait que « depuis 2021, il n’y a plus aucune livraison d’armes à la Russie. Ce qu’on retrouve en Ukraine est issu de ventes précédentes. Il n’y a pas l’obligation de détruire les stocks de matériel qui ont été livrés précédemment aux sanctions et à la fin des livraisons. Ce qui explique que l’on peut retrouver sur le champ de bataille des armes avec des composants français [4] ». Il répondait aux interpellations des députés Jean-Paul Lecoq (PCF) et Julien Bayou (EELV) qui se sont saisis de notre communiqué.
Dans sa réponse, non seulement le membre du gouvernement fait la confusion entre armements et biens à double usage et fournit des données erronées (les livraisons d’armes à la Russie se sont arrêtées en 2022 non en 2021), mais son constat paraît étrange car ces livraisons se poursuivent en 2023. La « clause du grand père » sert-elle à justifier indéfiniment le maintien des exportations de biens à double usage à la Russie ? L’évocation de cette clause devient le nouveau mantra du gouvernement après le concept acrobatique d’« arme défensive » justifiant la poursuite des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, responsables de crimes au Yémen…
Comme notre travail, les enquêtes des différents journalistes (Blast, L’Obs...) contredisent les affirmations du gouvernement :
- Nous demandons aux parlementaires de juger sur pièces en demandant à ce dernier la communication des relevés d’exportations de biens militaires et de biens à double usage des entreprises Lynred, Soitec, STMicroelectronics, Thales et Safran à la Russie et Chine sur la période 2014-2023 ;
- Ensuite, nous réclamons un audit sur les financements des entreprises d’armement et de biens à double usage par les différentes collectivités territoriales. Nous demandons également aux groupes politiques d’opposition présents dans ces différentes instances d’engager un travail de collecte d’informations, d’analyse et de plaidoyer sur ces financements ;
- Nous restons ouverts au dialogue avec les entreprises citées dans nos analyses et nous demandons aux sections syndicales d’enclencher un travail mesurant l’impact de ces sociétés sur les conflits internationaux.
- Une expertise qui doit également intégrer leur empreinte écologique en amont et aval, à l’image de Grenoble où STMicroelectronics, qui est en train de s’agrandir, veut tripler d’ici trois ans sa consommation en eau https://www.placegrenet.fr/2023/04/02/de-l-eau-pas-des-puces-des-centaines-de-personnes-ont-manifeste-a-crolles-contre-l-accaparement-de-leau-par-stmicroelectronics/598835. Pour protester contre cette perspective, ce 28 septembre, un contre-rassemblement festif organisé par Stop Micro s’est tenu lors des 50 ans d’anniversaire de la multinationale franco-italienne https://www.youtube.com/watch?v=OySJ8JQAIhI.
Il est plus que temps de réfléchir à une réorientation des aides aux entreprises et du plan de développement économique local qui repose sur une impasse écologique et se révèle destructeur pour les populations des pays en guerre.