Un constat que nous renouvelons. Selon de nouveaux documents d’importation en source ouverte, les entreprises grenobloises Lynred, STMicroelectronics et Ecrin Systems ont expédié des produits électroniques en 2022 en Russie alors que la guerre était imminente ou en cours. Quant aux sociétés Thales et Safran, elles ont fourni des pièces à des entreprises russes d’armement placées sous sanctions par l’UE. Voir notre analyse, ci-dessous.
Le gouvernement a beau vanter haut et fort son soutien à l’Ukraine, nous constatons, une nouvelle fois, un très grand décalage entre le discours et les actes. À l’image des conséquences de nos exportations au Yémen, en Égypte… qui n’ont fait l’objet d’aucun travail parlementaire de fond malgré les conséquences humaines dramatiques constatées. Cela fait le lit d’une amnésie bien utile pour réécrire l’histoire, construire une image plus glorieuse de notre rôle à l’international… et relancer sans encombres un nouveau cycle triomphant d’exportations… dont on dénoncera à nouveau les « dérives » dans quelques années. La France privilégie le levier militaire sur d’autres options (diplomatie, solidarité internationale, développement, culture, éducation), mais sans l’assumer vraiment, l’information officielle sur les ventes d’armes étant tronquée, dissimulée, parcellisée… les journalistes enquêtant sur ce sujet étant pour certains menacés par le pouvoir [1].
Nous appelons précisément la future commission parlementaire d’évaluation des exportations d’armement, dispositif qui a été voté dans le cadre de la Loi de programmation militaire 2024-2030 (LPM), à engager (enfin !) ce travail de contre-pouvoir qui manque tant. Nous lui demandons d’auditionner tous les trimestres la société civile et d’assumer un rôle d’enquête. Un premier travail utile serait de réaliser un inventaire exhaustif des exportations d’armes et de biens à double usage à la Russie de 2008 à aujourd’hui, ainsi que des récents transferts à l’Ukraine, comprenant une évaluation des risques de détournement.
Nous demandons :
- • une amélioration de la transparence des rapports au Parlement sur les exportations d’armes et sur les biens à double usage (publication régulière des données sur un site internet, publication des dénominations du matériel, quantités, des précisions sur les licences modifiées, suspendues ou abrogées, mention de l’identité des bénéficiaires des livraisons au sein de l’État client ainsi que l’utilisation finale). De même, le rapport sur les biens à double usage doit également fournir des détails sur les licences générales, les licences globales, les prises de commande et livraisons ;
- • aux parlementaires de réclamer la remise à l’ordre du jour du projet de loi sur la violation des embargos, en attente depuis plus de quinze ans. Ce projet de loi a été mis au vote et renforcé par l’Assemblée nationale en 2016 suite à notre plaidoyer mais son chemin vers le Sénat a ensuite été – de nouveau — bloqué par l’exécutif ;
- • nous réclamons un audit sur les financements des entreprises d’armement et de biens à double usage par les différentes collectivités territoriales. Nous demandons également aux groupes politiques d’opposition présents dans ces différentes instances d’engager un travail de collecte d’informations, d’analyse et de plaidoyer sur ces financements ;
- • nous restons ouverts au dialogue avec les entreprises citées dans nos analyses et nous demandons aux sections syndicales d’enclencher un travail mesurant l’impact de ces sociétés sur les conflits internationaux. Une expertise qui doit également intégrer leur empreinte écologique en amont et aval, l’activité des entreprises de haute technologie participant à l’épuisement des ressources en eau comme, par exemple, à Grenoble [2].
Comment la France contourne l’embargo sur la Russie
Les ventes d’armes françaises explosent en 2022 (le chiffre faramineux de 27 mds €) mais la guerre en Ukraine n’est pas le premier facteur d’explication. Celles-ci fonctionnent par cycles et des contrats en négociation depuis plusieurs années ont trouvé leurs débouchés. Des exportations essentiellement portées par les ventes de l’avion de chasse Rafale (aux Émirats arabes unis, en Grèce, en Indonésie) mais aussi de deux satellites en Pologne… Depuis 2015, c’est en effet une constante : les exportations françaises se maintiennent à un niveau plus élevé que la décennie précédente et la majeure partie va vers les pays du Moyen-Orient (63 % en 2022).
Les prises de commande relatives à l’Ukraine représentent 640 millions d’euros financées sur des Fonds européens. En pratique, les dispositifs européens de soutien aux exportations d’armement ont été décidés avant la guerre en Ukraine en 2017 : ils s’inscrivent d’abord dans une logique de surarmement générale et d’expansion des profits économiques , avant d’être réajustés suite à l’invasion russe en Ukraine.
Dans un encadré spécifique, le ministère des Armées qui n’avait visiblement pas anticipé le coup d’État de cet été, se félicite « du soutien au Niger » considérant la livraison ancienne d’hélicoptères Gazelle, maintenant munis de récents « pods canons », comme « une montée en puissance » de la coopération avec Niamey. « Le dialogue de qualité » avec l’armée est salué. Il faut à notre sens davantage convenir de la cécité française dont cet encadré est emblématique. Le débat sur les exportations d’armes et la politique de défense étant confiné dans des cercles trop restreint, il conduit logiquement à de tels aveuglements…
Il en est de même de l’argumentaire sur le respect de l’embargo russe qui n’est pas aussi clair que ce qui nous est présenté. Dans le rapport sur les exportations d’armement, les livraisons tombent à zéro… seulement en 2022, en dépit de l’embargo de 2014. Quant aux prises de commande, elles cessent en 2018. Le gouvernement se justifie en indiquant, entre autres, que « ces livraisons correspondaient à des biens classés matériel militaire mais qui n’étaient pas des armes en tant que telles ». Sauf que le droit français et les mesures d’embargo ne font pas cette distinction : le matériel militaire constitue nécessairement de l’armement…
Mais, comme nous l’avons expliqué dans notre rapport en juin, la France transfert toujours des biens à double usage à la Russie qui sont utilisés lors du conflit en Ukraine. Moscou qui possède une forte industrie d’armement est avant tout en recherche de pièces et composants de haute technologie pour moderniser son armée, des biens qui alimentent bien souvent aussi le marché civil. Et c’est précisément ce que les grandes entreprises françaises d’armements et de composants électroniques fournissent à Moscou depuis le démarrage des sanctions en 2014.
Les données de l’édition 2022 confirment ce constat. Si le montant des licences liées aux biens à double usage a chuté de 85 % par rapport à 2021, il n’en demeure pas moins à un niveau substantiel : 94 millions d’euros. Une grande partie des catégories de biens exportés baisse, sauf une qui a en particulier explosé : le total des licences d’exportation de biens de télécommunication est passé de 1,212 million en 2021 à 24,8 millions en 2022.
Quelles raisons expliquent cette augmentation ? Impossible de le savoir, faute de détails sur les licences attribuées : intitulé précis du matériel, utilisateur final, quantité. Ces données brutes, ainsi que celles sur les exportations d’armement, doivent être mises à disposition sur Internet comme c’est le cas aux Pays-Bas. Les exportations françaises de biens à double usage devraient être ventilées non seulement en fonction des catégories extrêmement larges présentées dans le rapport mais aussi de leurs sous-parties, que le rapport évoque page cinq.
Rappelons que les composants qui servent à assurer les fonctions des téléphones portables, des infrastructures urbaines et autres objets connectés peuvent aussi être utilisés dans les drones ou avions de chasse russes, comme l’a détaillé notre dernier rapport. STMicroelectronics est notamment passé par le détaillant russe Ural Telecom pour livrer ses composants en 2022.
Si elles ont été renforcées l’année dernière, les mesures d’embargo européennes sur la Russie permettent encore de livrer du matériel à double usage sous certaines exceptions comme les technologies liées à la cybersécurité ou les réseaux civils de télécommunication russes, sans compter la présence d’une clause du grand-père qui permet d’honorer un contrat signé avant les sanctions de 2022. Des failles qui expliquent pourquoi des entreprises grenobloises, leaders français dans le domaine de l’électronique, ont poursuivi leurs transferts l’année dernière quand le conflit en Ukraine était imminent ou en cours.
Selon la base de données en ligne Import Genius, quelques jours avant le conflit, fin février, Lynred transfert à l’entreprise russe Infratest 45 kgs de pièces permettant des mesures thermiques. Si le client russe est un revendeur de pièces liées à des machines-outils (comme des appareils de laminage des tôles d’acier) et non spécifiquement militaire, le volume inhabituel des marchandises expédiées et le timing interpellent. Lynred avait-elle conscience du déclenchement potentiel d’un conflit et du risque que ses composants à double usage puissent y être utilisés ?
Un autre transfert est réalisé début mars 2022, postérieurement au renforcement des sanctions. Des capteurs thermiques Pico640Gen2 sont envoyés à l’entreprise russe IEOS, des composants qui ont été retrouvés dans des drones et systèmes de surveillance russes utilisés en Ukraine comme nous avons pu le souligner.
La même question se pose pour une autre entreprise iséroise Ecrin Systems qui réalise des calculateurs industriels puissants dans les domaines critiques (défense, énergie, aéronautique…). Le 11 janvier 2022, elle livre 25 kgs d’unités de traitement de données à une entreprise russe… Au même moment, les troupes russes s’amassent aux frontières de l’Ukraine…
L’entreprise STMicroelectronics a également expédié des transistors, des diodes semi-conductrices et des circuits intégrés à un grossiste russe en passant par sa filiale de Singapour en mars et septembre 2022. Or on retrouve précisément des transistors de la marque grenobloise dans les missiles russes qui se sont abattus sur l’Ukraine. De quoi contredire les affirmations de la multinationale qui nous assurait avoir pris dès le 1er février 2022 toutes les mesures nécessaires pour se conformer aux sanctions.
Il en est de même dans le domaine de l’aéronautique couvert par l’embargo de 2022 (avec les traditionnelles exceptions dans lesquelles s’engouffrent les entreprises...) Auparavant, en 2021, la France a ainsi délivré le montant exorbitant de 1,6 milliard d’euros de licences de biens à double usage en matière de technologies hélicoptères. Le montant des licences devient nul en 2022. Mais qu’en est-il des exportations réelles ? Les données sont exclues du rapport sur les biens à double usage.
En réalité, les entreprises françaises se sont empressées d’honorer les commandes passées, comme le prévoient d’ailleurs les mesures d’embargo… quitte à approvisionner des entreprises sous sanctions. Ce qui est cette fois-ci formellement interdit... Or, via la base de données Import Genius, on s’aperçoit que Thales a fourni de nombreux composants dont un ordinateur de vol en juillet 2022 à la société JSC Sukhoi, visée par l’Union européenne dans un règlement paru un mois plus tôt [3]. Au sujet de l’ordinateur de vol qui se dédie à l’aviation civile selon les documents d’importation : « C’est un système de navigation classique vraisemblablement "dual use" qui doit fonctionner en VHF. Si ceci est une version civile, alors la version militaire doit être très très proche... » commente un expert en aéronautique à qui nous avons présenté le descriptif technique.
Il en est de même de Safran qui a transféré différents composants pour hélicoptères civils à l’entreprise Kazan, également sous sanctions [4], entre mars et avril 2022. En effet : problème, les hélicoptères sont modulables et peuvent facilement passer d’un usage civil à militaire.
Ces deux entreprises russes fabriquent aussi du matériel militaire engagé en Ukraine, l’une des avions de chasse, l’autre des hélicoptères de reconnaissance et de combat.
[1] https://www.mediapart.fr/journal/france/190923/secret-defense-une-journaliste-et-un-ancien-personnel-de-l-armee-en-garde-vue
[2] https://stopmicro38.noblogs.org/post/2023/07/11/face-a-la-canicule-fermons-le-robinet-a-stmicro/