Dès le premier paragraphe de l’introduction de À bas l’armée !, les deux directeurs de l’ouvrage soulignent que les temps changent. L’antimilitarisme est en veille. Il y a cinquante ans, Charlie Hebdo fédérait la jeunesse mobilisée contre le service militaire, les armes atomiques, les dictatures et la guerre au Viêtnam. Alors que, en 2015, le chef des armées a rendu un hommage en grandes pompes à Cabu assassiné. « L’adjudant Kronenbourg au garde à vous devant son cercueil ! »

Ils précisent, en conclusion, que privé de la conscription devenue obsolète, l’antimilitarisme se fragmente « en des combats circonscrits, notamment contre la militarisation de la sécurité intérieure ou contre la vente d’armes à des dictatures. » « Le temps des colonels et autres Pinochet est révolu, au profit de civils tout aussi implacables trouvant dans la dimension autoritaire du néolibéralisme des ressources bien plus variées et efficaces que le seul bruit des bottes pour asseoir leur pouvoir. »

Il est donc temps d’étudier sereinement l’antimilitarisme.

En 1849, les démocrates commencent à réclamer l’abolition des armées permanentes. Le soldat loup-garou est un des premiers fascicules, diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires, qui dénoncent les meurtres coloniaux et la répression des émeutes et incitent à déposer les armes. Alexandre Dumas, fils d’un général, condamne la publication : « Cette brochure, qui contient les plus abominables doctrines, est l’appel le plus odieux qu’on ait fait à l’insubordination. »

Le délit de presse « provocation de militaires à la désobéissance » figure pour la première fois dans la loi du 27 juillet 1849 et frappe aussitôt la brochure Le régime du sabre. Le délit sera maintenu dans la loi, plus libérale, du 29 juillet 1881.

Une chanson incite les mères à éduquer leurs fils pour qu’il n’y ait « plus de soldats qui marchent en esclaves. »

La Commune de 1871 et sa féroce répression marquent l’avènement de l’antimilitarisme révolutionnaire. « Assez de militarisme, plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures ! Place au peuple, aux combattants, aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné. », proclame le Journal officiel de la Commune.

Éric Fournier distingue judicieusement trois types d’antimilitarisme. Le défensif, suscité par la répression des grèves et des manifestations, incite les conscrits à ne pas tirer sur leurs camarades de classe et à fraterniser avec eux. L’antimilitarisme pacifiste et anticolonialiste, celui de Jaurès, semble triompher au Congrès de l’Internationale à Bâle, en 1912. L’antimilitarisme offensif, le plus radical, affirme, comme l’Association internationale antimilitariste, « Il vaut mieux tirer sur un général français que sur un soldat étranger. »

En 1899, Charles Péguy lie les différents types d’antimilitarisme : « Comme internationalistes français […] nous attaquons universellement toute armée, en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste ; et nous attaquons particulièrement l’armée française en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive en Algérie, en Tunisie, en Tonkin, en Soudan et en Madagascar, l’armée, en ce qu’elle est […] un instrument de haine internationale, en ce qu’elle devient une école de haine civile. » Il formule cela avant de renier son ami Jaurès et d’écrire, en 1913, « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos. » et, a fortiori, avant sa mort au front, le 5 septembre 1914, alors que l’Union sacrée sonne le glas de l’antimilitarisme prolétarien.

Le carnet B répertorie les militants susceptibles d’entraver la mobilisation. L’arrestation de ceux-ci sera annulée in extremis le 31 juillet 1914, la CGT se résignant à la guerre. Le carnet B ne sera abrogé qu’en 1947.

Après la Première Guerre mondiale, l’Association républicaine des anciens combattants, proche du Parti communiste français, revitalise l’antimilitarisme. Elle est fondée notamment par Henri Barbusse et Paul Vaillant Couturier. Le logo de son journal est le fusil brisé. Elle milite pour la réhabilitation des « fusillés pour l’exemple » et contribue à l’érection de monuments antimilitaristes.

Le conseil de révision est un rite masculin de passage à l’âge adulte qui sera remplacé, à partir de 1954, par les « trois jours ». Auparavant, ne pas être déclaré « bon pour le service, bon pour les filles » était humiliant. À partir de 1960, au contraire, le centre de sélection est l’occasion d’échapper au service pour inaptitude réelle ou simulée. Une fois incorporés, les conscrits supportent de plus en plus mal des humiliations comme la boule à zéro, les mauvaises conditions des trains de permissionnaires. Ils manifestent contre elles, parfois en comités illégaux de soldats suscités par des formations d’extrême gauche.

Les auteurs abordent le thème par des biais très variés : les chansonniers, la Chanson de Craonne, Le Déserteur (Vian), les satiristes, Cabu, Jacques Prévert, la crosse en l’air, les sous-off, le congrès de Bâle (triomphe de Jaurès et impuissance de l’Internationale), les mutins de la Mer Noire, les colonies, l’opposition du PCF et des surréalistes à la Guerre du Rif, le haut-commissariat « chargé de l’éducation physique et de la préparation militaire » rattaché au ministère de la Guerre, l’insoumission, l’objection de conscience, Gustave Hervé, Louis Lecoin, Henri Martin, le général de Bollardière, les chrétiens, le Larzac…

L’ouvrage se termine en abordant des « horizons internationaux ».

En Allemagne, après 1918, sont créées la Ligue des anciens combattants pour la paix, celle des opposants au service militaire, le mouvement Plus jamais la guerre et le Musée anti-guerre. Le Parti communiste se veut contre le militarisme comme structure centrale de capitalisme et de l’impérialisme, tout en dénonçant le pacifisme des socialistes d’avant-guerre. Des dizaines de milliers de soldats désertent la Deuxième Guerre mondiale. Dans les années 1960, en RFA, des marches contre les armes atomiques réunissent 300 000 personnes. Vingt ans plus tard, des foules lutteront contre les euromissiles et 10 % des mobilisables refuseront le service militaire.

Un homme incarne certains de ces combats. En août 1917, Hans Beckers est condamné à mort comme meneur d’une mutinerie qui prélude au renversement du régime impérial. Sa peine est commuée en travaux forcés. Il est ensuite emprisonné par les nazis et son livre de mémoires interdit. Après la guerre, il s’engage contre le réarmement allemand et pour le pacifisme.

Pour les indépendantistes des États-Unis naissants, rejoindre l’armée doit être une décision personnelle. Parmi les adversaires d’un État centralisé fort et partisans de la liberté individuelle, des voix s’élèvent contre une armée permanente. Les quakers et les anabaptistes sont opposés à toute armée. Henry Thoreau inspirera les futurs antimilitaristes et non-violents. Les rédacteurs de la Constitution considèrent la conscription liberticide. Celle-ci sera cependant imposée pendant le guerre de Sécession, tant au Sud qu’au Nord, provoquant des émeutes et plus de cent morts à New York.

À la fin du XIXème siècle, l’antimilitarisme anarcho-syndicaliste ou socialiste se structure. Au début du XXème, c’est l’antiimpérialisme opposé à une Amérique belliqueuse qui s’exprime dans d’autres milieux. L’Union américaine contre le militarisme refuse vainement l’entrée du pays dans la Première Guerre mondiale. La Ligue anti-conscription incite à l’insoumission et à la désertion. Des fermiers refusent la conscription pour « une guerre de riches faite par les pauvres. » Officiellement, 337 000 mobilisables auraient échappés à leurs devoirs militaires. Ils seraient, en fait, dix fois plus. Les radicaux et les modérés font alliance dans le Conseil populaire de l’Amérique pour la démocratie et la paix. Après le conflit, ils mènent des campagnes contre le recrutement d’officiers de réserve dans les universités.

La « sale guerre » du Viêtnam relance les protestations antimilitaristes dans les manifestations, dans la culture et dans les troupes. Une centaine d’officiers sont tués par leurs subordonnés. Le Canada, « refuge contre le militarisme » selon son Premier ministre, accueille 30 000 réfractaires. Une partie des citoyens estime que leur armée a perdu son âme et critique le complexe militaro-industriel dénoncé par le président Eisenhower lui-même.

En URSS, pendant la perestroïka, on dénonce les victimes de la guerre d’Afghanistan et les bizutages très violents. Le groupe Nautilius Pompilius chante « Je n’ai jamais vu de pires gens / Que ceux habillés en kaki. » Dans les républiques des minorités ethniques, le nationalisme est associé au refus des obligations militaires. En fin des années 1990, le ministère de la Défense estime que 90 % des mobilisables échappent à la conscription, légalement ou non, au risque d’être envoyés dans un bataillon disciplinaire. Des organisations comme le Comité des mères de soldats défendent les conscrits, en particulier pendant les guerres en Tchétchénie, et militent pour les objecteurs de conscience. Mais l’armée continue à jouer un rôle central dans la politique russe.

Les nombreux sujets, traités en seulement trois ou quatre pages, donnent un peu l’impression de pièces de puzzle. Cet effet est atténué par la vision plus globale donnée par les introductions à chaque période historique.

Un regret : la faible part accordée à l’iconographie, en particulier à propos de la bande dessinée antimilitariste. On aurait apprécié des illustrations de Tardi ou de Franquin, lui qui disait « Je suis intimement convaincu que les personnes vraiment civilisées devraient être prises de vomissements à chaque fois qu’elles aperçoivent une de ces machines de guerre [1]. »

Guy Dechesne

[1Frédéric Potet, « Gaston Lagaffe, icône antimilitariste, antiflics et écolo avant l’heure », Le Monde, 23 décembre2016.