Cette ouverture fait suite aux demandes de l’Observatoire des armements et d’autres ONG réitérées depuis les années 1990. Mais est-elle en mesure de restreindre les ventes d’armes ? Certes, elle peut paraître séduisante dans un contexte où les différents gouvernements bloquent depuis vingt ans toute mise en œuvre des recommandations des rapports parlementaires sur le sujet (Sandrier, Veyret Martin, 2000 ; Maire, Tabarot, 2020). En attribuant de nouvelles prérogatives à la Délégation parlementaire au renseignement, les sénateurs entendent contourner le blocage de l’exécutif [1]. Mais la mesure est aussi le produit d’un compromis entre l’opposition de droite (LR) et les groupes politiques de la NUPES au Sénat. Et elle pose d’ores et déjà dans sa forme actuelle de nombreuses limites facilement identifiables qui auraient pu être évitées si le montage n’avait pas été conçu à la hâte, sans concertation suffisante avec la société civile… Voici nos critiques assorties de recommandations. La mouture actuelle doit être considérablement amendée pour instaurer un débat à même de remettre en cause les exportations d’armements et l’implication de la France dans les conflits.
• Les deux champs (renseignement et ventes d’armes) recouvrent des logiques difficilement compatibles. Déjà les acteurs ne sont pas exactement les mêmes : le ministère des affaires étrangères a un rôle prépondérant dans le domaine du renseignement tandis qu’il est plus secondaire dans le cas des exportations d’armement. Mais surtout la nature du contrôle n’est pas la même. La réglementation demande à la DPR de ne pas évoquer d’« opération en cours », ce qui peut paraître compréhensible dans le cas du Renseignement, mais complètement anachronique par rapport au contrôle des exportations d’armes qui doit justement s’opérer avant que les équipements ne soient livrés ! Comme les contrats d’armements s’échelonnent sur des dizaines d’années, couvrant les opérations de maintenance, de formation, quel est le sens de la notion « d’opération en cours » ? C’est exactement l’argumentaire tenu par Jacques Maire et Michèle Tabarot pour exclure dans leur rapport le recours à la DPR et en appeler à la création d’une délégation ad hoc [2]…
• Une délégation au format trop restreint pour réaliser un travail effectif. L’amendement adopté prévoit une formation spécialisée au sein de la DPR qui se compose de deux députés et de deux sénateurs (dont les présidents des deux commissions des forces armées) destinée au contrôle des ventes d’armes. La délégation parlementaire est déjà investie avec difficulté sur sa tâche originelle – le contrôle du renseignement .Elle se compose au total de huit parlementaires, un format déjà trop limité pour réaliser un travail solide dans le champ initial. Ses membres ne réalisent en moyenne qu’une audition par mois et rendent un rapport annuel qui est forcément limité, très descriptif, avec peu d’investigation… Comment peut-elle être en mesure d’embrasser un champ supplémentaire, à savoir celui encore plus vaste et complexe des exportations d’armement ? Si le format de la DPR est retenu dans la mouture finale, le nombre de membres présents doit être quadruplé. Quant à la formation spécialisée dédiée au contrôle des exportations, le nombre de membres doit être triplé pour se mettre à peu près au niveau de son équivalent britannique.
• D’autre part, la composition limitée pose, ce qui va de pair, un problème de représentativité : la plupart des groupes politiques d’opposition sont évincés. Le format restreint est sans doute choisi au prétexte de maintenir la confidentialité des échanges. Mais ne cela n’implique-t-il pas au final de laisser intact le pré-carré de l’exécutif ? Et le contrôle parlementaire ne vise-t-il précisément l’inverse, à savoir décloisonner le sujet en dehors des cercles auxquels il est actuellement restreint Cela doit aboutir à plus de débat et de transparence, une mission nécessaire à l’heure où le gouvernement n’a toujours pas rendu ses différents rapports annuels sur les exportations d’armes et de biens à double usage, dépassant d’un mois déjà la date-limite ! Le format actuel n’offre pas suffisamment d’équilibre entre le passage au huis-clos — une configuration temporaire pour rassurer les interlocuteurs — et l’obligation finale de transparence vis-à-vis de l’ensemble des députés et citoyens. À titre de comparaison, la Commission britannique en charge du contrôle des exportations d’armes compte une quinzaine de membres, ce qui permet de véritables échanges et le Parlement rend public une partie de ses courriers échangés avec le gouvernement. Pourquoi cela ne serait-il pas aussi le cas en l’espèce ? Nous demandons l’élargissement du format de la DPR à une représentation de l’ensemble des groupes politiques représentés au Parlement.
• Un travail de commentaire, un contrôle balbutiant. D’autre part, la DPR a attendu une loi de 2021, soit quatorze ans après sa création, pour commencer à exercer son rôle de contrôle et tenter d’auditionner les responsables politiques sur une affaire en cours (mission Sirli en Égypte). Elle se contentait jusque là de commenter le fonctionnement des services de renseignement… Mais la DPR a été davantage contrainte à le faire — poussée notamment par les révélations de Disclose — que d’avoir joué un rôle moteur dans la mise en débat de l’affaire. Ce travail a d’ailleurs été interrompu suite au refus des membres du gouvernement de s’exprimer sur le sujet… Certes, ce type d’obstacle n’est pas exclusif à la France. Les parlementaires britanniques se voient également opposer des refus, mais ils enquêtent aussi par eux-mêmes en élargissant les auditions (ONG, gouvernement, médias, universitaires…) et en recoupant les différentes sources d’information. De cette façon, ils produisent de nouvelles données, construisent un nouveau point de vue documenté, celui du Parlement, concurrent de celui du gouvernement. Le rapport parlementaire sur les ventes d’armes britanniques et la guerre au Yémen publié en 2017 l’illustre bien même si tous les travaux ne sont pas de ce niveau [3].
La DPR n’a donc pas « rempli le job » sur Sirli. Ses analyses principalement « techniques » ne sont pas vraiment un modèle. Attendons-nous une expertise sur le respect des mécanismes administratifs d’exportation ? Non il s’agit d’évaluer les conséquences humaines et politiques des décisions du gouvernement, ce qui a été rarement la préoccupation de la DPR jusque là. De plus, les Yéménites, les Égyptiens et les Ukrainiens peuvent-ils attendre quinze ans de « rodage » ? Pour se mettre aux standards européens, il indispensable de repartir sur de nouvelles bases car la fonction de contrôle nécessite un renouvellement des pratiques parlementaires : travail d’enquête, communication publique régulière, publicisation des échanges avec le gouvernement. Plus globalement, le fonctionnement doit permettre un « ping-pong » entre la société civile et l’exécutif : établissement de points d’étapes, audition régulière des ONG, publication d’alertes sur les situations-pays tels que l’ont pratiqué les Comités britanniques sous la présidence de John Stanley… Nous souhaitons que la formation dédiée au sein de la DPR, si elle se concrétise, s’implique dans le débat public, les ventes d’armes étant un sujet citoyen et non réservé aux initiés.
• Aucune obligation de communication des licences. L’amendement n’impose pas au gouvernement de communiquer automatiquement et sous quinze jours les licences au Parlement, comme dans les systèmes néerlandais et allemands, c’est aux membres de la DPR d’en faire la demande, ce qui réduit d’office le niveau de transparence tout en exigeant des investigations préalables, ce qui n’est pas gagné vu les effectifs réduits… Cette obligation et ce délai de réponse doivent être fixés. Le contrôle doit pouvoir s’exercer entre la décision d’octroi des licences et la signature des premières commandes et livraisons des systèmes d’armes. Le paramétrage de la future délégation devra présenter les garanties nécessaires à une réelle transparence et démocratie.