Plus de cinquante ans après le dernier essai nucléaire français au Sahara, le passé nucléaire de la France ne doit plus rester enfoui dans les sables. Il est temps de déterrer les déchets provenant des 17 essais réalisés, entre 1960 et 1966, par la France au Sahara, pour assurer la sécurité sanitaire des générations actuelles et futures, préserver l’environnement et ouvrir une nouvelle ère des relations entre l’Algérie et la France.
La France a fait détoner 210 engins nucléaires entre 1960 et 1996. Après de nombreuses mobilisations – de la société civile, des médias, des parlementaires… – et moult péripéties, une prise en compte des dégâts environnementaux et sociaux a eu lieu en Polynésie et un travail de réparation a été entrepris. Rien de tel en Algérie.
Travail commun sur les questions mémorielles
A plusieurs reprises ces dernières années, les autorités algériennes et françaises ont manifesté leur volonté de traiter la question des conséquences des essais nucléaires. Des commissions mixtes ont été mises en place pour faire des propositions. Sans résultat. En juillet, les présidents Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune ont annoncé leur volonté de poursuivre le travail commun sur les questions mémorielles pour lequel deux personnalités ont été nommées [les historiens Abdelmadjid Chikhi et Benjamin Stora]. Le président algérien a précisé que « la seule compensation envisageable est celle des essais nucléaires », ajoutant que « les séquelles sont encore vives pour certaines populations, notamment atteintes de malformations ».
Matériel contaminé enterré
Progressivement, les informations sur les différents accidents (dont celui de « Béryl », à In-Ekker, à 130 kilomètres au nord de Tamanrasset, le 1er mai 1962) et les pollutions qui ont été créées furent révélées grâce à des acteurs indépendants. Pourtant, la présence sur les sites de Reggane [où un accident a eu lieu le 13 février 1960] et d’In-Ekker de déchets non radioactifs au sol, de matériel contaminé par la radioactivité volontairement enterré, et enfin, de matières radioactives (sables vitrifiés, roches contaminées) issues des explosions nucléaires présentes à l’air libre, sur un des flancs de la montagne Taourirt Tan Afella, reste un sujet tabou.
Sur la base de témoignages, de visites de terrain et de recueil de documents, dont un rapport classé « confidentiel défense », versé aux archives du ministère de la défense et non déclassifié, nous publions une étude – Sous le sable, la radioactivité ! Les déchets des essais nucléaires français en Algérie : analyse au regard du traité sur l’interdiction des armes nucléaireshttp://www.obsarm.org/spip.php?arti... (publiée par la Fondation Heinrich Böll et disponible en ligne sur Icanfrance.org) – qui dresse un premier inventaire de l’ensemble de ces déchets, radioactifs ou non, abandonnés par la France. Cette présence engendre des risques sanitaires importants pour les populations locales, les générations futures, tout comme pour l’environnement.
Ni contrôles ni mesures d’interdiction
Les zones actuellement suspectées d’abriter du simple tournevis contaminé par la radioactivité aux avions et chars ne font pas l’objet de contrôles radiologiques réguliers ni de mesures d’interdiction. De même, les populations locales ne sont pas sensibilisées aux risques sanitaires et aucun suivi médical spécifique n’a été mis en place. Dans quelques décennies, des archéologues pourraient bien s’interroger sur la présence de vestiges en plein désert comme ce blockhaus de commandement, surnommé « le Sphinx », ou ces étranges cuves en acier cimentées contenant des pastilles de plutonium… L’histoire des expérimentations nucléaires françaises ne s’est pas terminée avec le départ des militaires et des scientifiques français du Sahara.
Avec l’adoption à l’ONU, par l’Algérie et 121 autres États, le 7 juillet 2017, du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), la question des expérimentations nucléaires françaises trouve une raison supplémentaire de sortir du déni. Le TIAN, en plus des interdictions créées (emploi, fabrication, menace, assistance, financement…), a la particularité de prendre en compte les conséquences des expérimentations nucléaires et d’introduire des obligations positives avec ses articles 6 (« assistance aux victimes et remise en état de l’environnement ») et 7 (« coopération et assistance internationales »).
Si la France n’a cessé de dénoncer ce traité, l’Algérie s’est au contraire positionnée comme sa fervente partisane. Elle est engagée dans le processus de ratification pour devenir un État membre. L’entrée en vigueur du TIAN est proche, car il est déjà ratifié par 44 États sur les 50 minimaux requis, il vient compléter le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (1968) et le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (1996). Une fois le TIAN en vigueur, Alger devra mettre en œuvre ses différentes obligations. Mais cela ne sera pleinement possible qu’avec l’aide technique de la France et l’apport d’informations sur les zones où elle a enterré les déchets.
Prendre une décision politique
L’opposition frontale de la France au TIAN ne peut pas être un argument pour conserver encore plus longtemps des données susceptibles de mettre un terme à un problème humanitaire. De plus, cela serait un contresens au processus de « réconciliation entre les peuples français et algérien » [selon les mots d’Emmanuel Macron] engagé, en juillet 2020, avec les nominations de Benjamin Stora et d’Abdelmadjid Chikhi par les présidents des deux pays. En effet, comment ce travail mémoriel pourrait-il laisser de côté plusieurs dizaines de milliers d’Algériens – « les populations laborieuses des oasis » – qui ont participé à cette sombre aventure atomique et qui en subissent encore les effets ?
La création d’une « mémoire commune » fait d’ailleurs partie des recommandations que nous présentons. Si, pour certaines d’entre elles (expertise radiologique, étude sanitaire sur le risque transgénérationnel), la mise en œuvre nécessitera du temps, d’autres peuvent être engagées sur simple décision politique. Ainsi, la ministre française des armées peut rapidement transmettre aux autorités algériennes la liste des zones d’enfouissement des déchets. Cette demande est désormais relayée par des députés. De même, certains critères de la loi Morin [relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français] doivent être revus (comme cela a été le cas en Polynésie) pour permettre enfin aux populations victimes de déposer un dossier d’indemnisation. Alger peut, de son côté, améliorer la situation humanitaire par des campagnes de prévention et d’information plus visibles (renforcement des clôtures, sensibilisation aux risques radiologiques) autour des zones d’essais et des villages proches.
Il est temps que la France ouvre ses archives et mette en œuvre de façon rapide ces mesures, pour sortir du déni ce chapitre sur les essais nucléaires.
Patrice Bouveret, Observatoire des armements & Jean-Marie Collin, coporte-parole d’Ican France