Une vraie surprise pour cet historien qui ne connaissait pas l’existence de ce bagne dans sa proche région d’origine. Il intègre donc ce sujet à ses travaux de thèse soutenue en 2016 à l’Université Savoie Mont-Blanc. Il découvre ainsi le manuscrit d’Arsène Altmeyer, un acteur et comédien formé au Théâtre national de Strasbourg, alors âgé de 74 ans.

Durant son service militaire, au cours de l’année 1968 au même moment que les événements, Arsène Altmeyer a été incarcéré six mois après avoir été jugé pour s’être « déguisé en colonel et passé en revue les troupes ». Arsène Altmeyer, comédien dans le civil, au cours d’un long week-end, lui vient à l’esprit un scénario un peu dingue, une vraie blague de potache : emprunter le plus bel uniforme du colonel dont il était le chauffeur pour aller passer en revue les troupes situées dans un patelin voisin. Un instant, il devient le colonel Tricque et fait marcher à la baguette une trentaine de militaires. Quelque temps plus tard, le tribunal militaire de Metz condamne l’appelé Altmeyer pour atteinte à la dignité militaire et intelligence avec l’ennemi. Il est à noter que cette histoire branquignolesque s’est déroulée tout de suite après les événements de mai 1968 où le pouvoir en place a eu très peur. Il est alors envoyé au fort d’Aiton, « camp disciplinaire », où l’on recevait « les fortes têtes » peu enclines à la discipline militaire.

Le fort d’Aiton est un ouvrage fortifié alpin situé dans le département de la Savoie sur la commune d’Aiton. En 1962, la compagnie disciplinaire d’Afrique du Nord de Tinfouchi en Algérie, bagne secret de la France coloniale, s’installe au fort d’Aiton sous l’appellation de compagnie spéciale des troupes métropolitaines. Cette compagnie doit recevoir des hommes du rang qui « par des fautes réitérées contre le devoir militaire ou pour leur mauvaise conduite persistante compromettent la discipline et sont une menace pour la valeur morale des autres personnels  ». Ces militaires subissent des mauvais traitements dont la presse de l’époque fait écho. Michel Tachon, membre du Garm (Groupe d’action et de résistance à la militarisation) recueille des témoignages sur l’unité disciplinaire, les publie dans la Lettre des objecteurs et suscite des articles notamment dans Le Nouvel Observateur, Le Canard enchaîné, Charlie-Hebdo avec une double page de Cabu le lundi 12 novembre 1973, L’Express Rhône-Alpes et La Vie lyonnaise. En 1971, les éditions Maspero dans la collection « Partisans » publie Les Bagnes de l’armée française (fort Aiton, Cila, etc.) par André Ruff, Gérard Simonet et Michel Tachon.

Ainsi, le bagne d’Aiton, un camp de travaux forcés « caché » a fonctionné secrètement en France durant dix ans, entre 1962 à 1972.

Le récit poignant d’Arsène Atlmeyer montre l’existence pendant plusieurs années, derrière les épais murs taillés dans le roc de ce fort, d’un endroit sans loi sans droit, un lieu de supplice où les hommes s’écroulaient sous les coups des geôliers. L’auteur décrit le calbo, « bocal », un trou taillé dans la roche dans lequel officiers, sous-officiers et « petits cadres  », des appelés, souvent très alcoolisés, enfermaient le bagnard dans ce petit espace de torture physique, privé de lumière et de nourriture pendant plusieurs jours. Le supplice n’avait pas de limites. Par exemple, les bagnards devaient transporter des tonnes de cailloux, déterrés le matin et replacés au même endroit le soir. Les bagnards furent aussi utilisés comme main-d’œuvre servile pour construire la maison du commandant du camp de travaux forcés. Le dirigeant de la compagnie spéciale des troupes métropolitaines obligeait les bagnards à construire sa propre demeure pratiquement à mains nus avec, comme unique matériel quelques pelles, des pioches et des brouettes. Les bagnards devaient attaquer la roche qui résistait sous les coups de leurs ridicules outils, sans moyens mécaniques, tout en transportant à dos d’hommes d’imposants sacs de ciment alors qu’un camion militaire les accompagnait et pouvait les transporter jusqu’à destination. Naturellement, on ne leur offrait aucune possibilité de s’hydrater. S’ils refusaient, les détenus étaient battus jusqu’à ce qu’ils s’écroulent.

Ce témoignage bouleversant de cet ancien prisonnier du camp disciplinaire du fort d’Aiton évoque «  l’enfer » d’un lieu secret mais indispensable pour révéler une part d’histoire déshonorante de l’armée française de la République, indigne et peu glorieuse.

L’auteur témoigne ainsi : « Le silence sépulcral, la mécanisation insupportable des faits et des gestes, la soumission zélée me plongèrent dans un univers démoniaque. »