Malgré la mobilisation des ONG et le travail des médias, le gouvernement continue à livrer des armes à la Coalition arabe engagée au Yémen. Après l’échec de la résolution Nadot, les groupes parlementaires s’abstiennent de jouer leur droit de tirage pour lancer une Commission d’enquête. L’Observatoire des armements et SumOfUs, ONG internationale qui agit comme un contre-pouvoir citoyen des multinationales, ont donc cherché à savoir si la présence de Total au Yémen pouvait en partie expliquer ce blocage politique. En collaboration avec les Amis de la Terre sur la partie financements et impacts climatiques, ils ont mené un travail d’investigation pour retracer la mainmise de Total sur les ressources en hydrocarbures du Yémen, soutenue par les gouvernements français successifs.
Le rapport montre l’imbrication entre la stratégie militaire de l’État français et la politique énergétique de Total au Yémen depuis les années 1980 et plus récemment sur l’Est Africain (Kenya, Ethiopie, Mozambique…). Les positionnements de la société, qui se cristallisent sur des zones en conflit, sont toujours appuyés par la mise en place d’une infrastructure militarisée (site gazier aux allures de base militaire, checkpoints…) et la politique militaire de l’État français (formation des forces spéciales et gardes-côtes yéménites, intervention de sociétés militaires privées, investissement par la marine du golfe d’Aden et de l’océan Indien…). Selon les auteurs du rapport, cette « militarisation » ira jusqu’à l’hébergement d’une milice (à partir de 2016) et d’une prison secrète (à partir de 2017).
L’existence d’une base militaire et d’une prison dans la ville de Balhaf a déjà été évoquée par d’autres rapports ; celui-ci confirme leur présence sur le site dirigé par Total et fournit pour la première fois des éléments de témoignage détaillés. Il interroge par ailleurs la dépendance de la France aux hydrocarbures et ses implications en matière de politique étrangère.
Selon les auteurs, le site de Yemen LNG est en partie aux mains des Émirats arabes unis, accusés de crimes de guerre par l’ONU. Le rapport s’appuie sur plusieurs témoignages faisant état de détentions arbitraires et de traitements inhumains et dégradants – tels que la torture et la privation de soins – commis par des soldats émiratis. Plusieurs éléments montrent par ailleurs que le gouvernement français devrait logiquement être au courant de ce qu’il se passait sur le site de Total entre 2017 et 2018.
« Ces nouvelles révélations doivent pousser les parlementaires français à prendre leur responsabilité. Alors que la politique française au Yémen est réalisée au nom de la guerre contre le terrorisme, en vertu de l’accord de coopération militaire avec les Émirats arabes unis, nos révélations montrent qu’il est urgent de lancer une commission d’enquête parlementaire pour faire toute la lumière sur l’implication de la France et des entreprises françaises dans la guerre au Yémen. Selon un sondage YouGov réalisé pour SumOfUs en mars 2019, 7 Français sur 10 s’expriment en faveur d’un renforcement du rôle du Parlement en ce qui concerne les ventes d’armes » ajoute Eoin Dubsky, responsable de campagnes chez SumOfUs.
« Il est fondamental de mettre en place un réel contrôle parlementaire de la politique de défense, notamment des partenariats stratégiques établis avec des pays tels que les Emirats arabes unis. Cela pourrait être la fonction d’une commission parlementaire permanente, qui examinerait régulièrement les accords de coopération militaire de la France et en rendrait compte » déclare Tony Fortin, chargé d’études à l’Observatoire des armements.
Le rapport révèle par ailleurs que l’État français est aujourd’hui exposé financièrement en cas de non-redémarrage du site de liquéfaction gazière car il a octroyé une garantie publique à l’export pour la construction de Yemen LNG. « On se retrouve dans une situation ubuesque où c’est de l’argent public qui pourrait éponger une partie des dettes de Total auprès des banques pour un projet gazier transformé en base militaire, avec la complicité de l’État » commente Cécile Marchand, chargée de campagne climat et acteurs publics aux Amis de la Terre. Les aides à l’exportation de la France sont actuellement en cours de discussion à l’Assemblée nationale dans le cadre du projet de loi de finance 2020. Les auteurs du rapport demandent aux députés se saisir cette opportunité pour mettre fin aux garanties publiques octroyées à l’industrie du pétrole et gaz.