Les ventes d’armes françaises et européennes à l’Arabie saoudite font controverse dans le contexte du conflit au Yémen. Les élections européennes ont eu lieu. Aucun lien entre ces deux sujets ? Et pourtant… Les parlementaires élus le 26 mai devront poursuivre avec les Etats membres les négociations liées à un Fonds européen de la défense qui encouragera l’exportation d’armes vers les zones de conflit.
Le 18 avril, les élus précédents (du Parti populaire européen aux libéraux et une majorité de socialistes, dont les rangs français) ont en effet voté ce fonds de 13 milliards d’euros pour financer la recherche et développement (R&D) militaire, en d’autres mots pour la fabrication de nouvelles armes avec le budget communautaire… sans aucun contrôle commun sur leur future exportation.
Ce dispositif vise à soutenir la coopération entre les industries de défense des différents Etats membres, officiellement pour contribuer à renforcer l’autonomie stratégique de l’Union européenne. Deux programmes pilotes sont déjà en cours avec un budget de 590 millions d’euros pour 2017-2020, et 13 milliards sont proposés pour le Fonds de défense 2021-2027 (soit plus que le budget d’aide humanitaire, doté de 11 milliards).
Ce fonds ne devrait-il pas renforcer le projet européen et ouvrir la voie à une Union de la défense ? Le chemin semble compliqué. Si le développement d’armements devient en partie une compétence communautaire, la politique de défense restera in fine décidée au niveau de chacun des Etats membres, sans que la Commission européenne (l’exécutif européen), ni le Parlement européen n’aient leur mot à dire sur ses orientations globales.
Recul démocratique
Un comble à l’heure où la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni étalent leurs divergences sur le Yémen et leur politique d’exportation d’armements ! Et ce, bien que les règles d’exportation d’armes au sein de l’Union européenne avaient déjà été assouplies par une directive de 2009 afin de développer les passerelles industrielles entre les différents Etats en la matière (voir PDF).
En dérogation aux règles habituellement en vigueur pour les programmes de financement, le Parlement européen n’aura aucun droit de regard sur l’utilisation précise de ces 13 milliards pendant sept ans, alors que les Etats membres seront en première ligne avec une forme de droit de veto. Le Fonds de défense ne crée-t-il donc pas un précédent dangereux contre l’intégration européenne, en ouvrant la voie à un contournement systématique du Parlement par les Etats membres ?
Les députés européens eux-mêmes ont eu leur part de responsabilité dans ce recul démocratique : la plupart ont refusé de doter leur Parlement d’un mécanisme de contrôle permettant de s’interroger sur l’usage des armes et d’éviter qu’elles finissent sur les zones de conflit comme au Yémen. Si les financements sont européens, le contrôle restera national et les Etats membres pourront poursuivre leurs exportations d’armes comme ils l’entendent, y compris vers les régimes autoritaires et pays en guerre. Par exemple, la conception du drone français Patroller de Safran — dont les premiers clients sont l’Egypte et les Emirats arabes unis — a pu être financée par l’action préparatoire de ces fonds européens… sans que quiconque n’élève la voix ou oppose un veto.
La création du marché unique en 1985 devait « obliger » les Etats membres à harmoniser leurs politiques sociales et fiscales. Trente ans plus tard, il n’en est rien… Pourquoi une telle approche devrait fonctionner dans un domaine aussi sensible que la défense, où les intérêts industriels et géostratégiques nationaux sont si divergents ? Cela impliquerait, par exemple, de donner la priorité à certaines sociétés européennes et à certains types d’armement au détriment d’autres, ce que les gouvernements nationaux ne sont pas prêts à faire, à commencer par la France.
Vieilles recettes et potions amères
Comme le prouve sa position sur les ventes d’armes et le Yémen, celle-ci semble encore moins désireuse que ses partenaires européens de diminuer la place de sa propre industrie d’armement. Ce qui impliquerait aussi de revoir, par extension, la place de sa propre armée et son rôle à l’international. Des données éminemment politiques qui auraient mérité d’êtres mises en débat avant toute discussion comptable !
D’autres questions essentielles ont été mises sous le tapis : alors que l’Union européenne a été initialement fondée sur l’idée de paix, quel est l’objectif des financements militaires ? S’il s’agit de jeter les bases d’une politique communautaire en matière de défense, ne fallait-il pas au préalable consulter les citoyens européens pour légitimer la redéfinition du projet européen et définir les bases d’une politique de sécurité commune ?
A cela s’ajoutent d’autres problématiques, comme la course à l’autonomie de l’armement que risque d’encourager ce fonds et le refus d’exclure les armes de destruction massive ou leurs vecteurs, alors que l’ONU a adopté en juillet 2017 un traité d’interdiction des armes nucléaires (voté par 122 Etats).
Bref, derrière le nouvel emballage du Fonds de défense, semblent se cacher de vieilles recettes. Et la potion pourrait se révéler très amère car le risque est grand de retrouver les armes ainsi développées sur de futurs théâtres de crimes de guerre.