Si le drame yéménite tient encore une place marginale dans le débat public, la France n’échappera pas longtemps à son examen de conscience. En ligne de mire, nos ventes d’armes aux forces de la coalition. On pourrait rétorquer comme Florence Parly, ministre des armées, que la France ignorait la survenance de cette guerre. Mais ce serait oublier que les ventes d’armes à l’Arabie saoudite ont explosé peu avant et pendant le conflit, et qu’elles semblent bien se poursuivre, malgré l’état d’effondrement du pays.

Et contrairement aux dénégations ministérielles, des armes et équipements militaires français semblent bien utilisés au Yémen, au service d’une coalition qui perpétue des crimes de guerre. Publié le 9 avril, le rapport conjoint de l’Observatoire des armements (Obsarm) et de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) fournit plusieurs « indices de présence » (photos publiées sur des comptes Twitter spécialisés, extraits de documentation spécialisée) d’équipements français : chars Leclerc vendus aux Emirats arabes unis dans les années 1990 et qui auraient été utilisés pendant la « bataille d’Aden » ; 4 x 4 blindés vendus en 2016 aux unités spéciales saoudiennes et déployés sur le terrain ; utilisation de canons Caesar (Nexter) ; avions de chasse Mirage 2000 émiratis, etc. Le transfert de cet armement aux forces de la Coalition a été confirmé par la base de données du Sipri, la presse spécialisée et nos sources industrielles.

Coût humain des fleurons hexagonaux

L’aggionarmento sera d’autant plus difficile à réaliser que l’artisan de ces contrats mirifiques signés sous l’ère Hollande n’est autre que l’actuel ministre des affaires étrangères : M. Le Drian. Soit le premier responsable du bond spectaculaire des ventes d’armes à partir de 2015 : Rafale à l’Inde, au Qatar et à l’Egypte, sous-marins à l’Australie. Avec 14 milliards de prises de commandes en 2016, la France est devenue sous ses auspices le troisième exportateur d’armes, derrière les Etats-Unis et la Russie. Un funeste podium auquel elle s’accroche coûte que coûte. Ainsi, la prochaine loi de programmation militaire prévoit la création de 400 nouveaux postes sur 6 000 consacrés à la promotion des exportations.

Depuis 2015, les transferts d’armes et de matériel de surveillance vers l’Egypte ont bondi. Là encore, la France a exploité les critiques américaines pour se rapprocher avec zèle d’un régime faisant l’unanimité contre lui. Certes, l’ampleur des dégâts paraît moins visible. Pourtant, visés par des technologies françaises, des opposants politiques croupissent en prison.

Quel est le coût humain des fleurons hexagonaux que sont les ventes de matériel militaire ou de surveillance ? Combien de civils, opposants politiques, organismes de secours, ont été ciblés avec leurs concours ? Et pour quel bénéfice ? Conflit enlisé, le Yémen est le théâtre d’une guerre régionale interminable.

Face à la dérive de certains ministères, il est temps que les contre-pouvoirs politiques sortent de leur torpeur. La récente proposition de commission d’enquête parlementaire sur le Yémen constituerait un cadre idéal, permettant notamment de faire la lumière sur les « indices de présence » contenus dans notre rapport. Si une telle commission peut conduire à faire l’inventaire des années Hollande en matière de ventes d’armes, elle ne devra pas se limiter à désigner des boucs émissaires. Pour éviter de nouvelles dérives, elle devra avoir le courage d’identifier leurs causes structurelles et de s’y attaquer.

Absence de transparence

La France est en effet la seule puissance européenne dont le gouvernement dispose de tous les leviers en matière de vente d’armes. Au regard des nouvelles pratiques européennes en matière de défense, les pratiques françaises – héritières de notre régime présidentiel centralisé – paraissent archaïques, dangereuses et hors de contrôle. Chez nos voisins germaniques et suédois, le parlement doit par exemple approuver les licences d’exportation d’armes. Quant aux députés britanniques, ils enquêtent, parfois avec mordant, sur la vente de matériel de guerre. Chose impossible en France, nous rétorque-t-on, avec parfois un soupçon de condescendance. Les ventes d’armes y restent étrangères aux notions de transparence ou de contrôle chères à tout régime démocratique. Et la défense impose un tout autre champ lexical : domaine réservé, secret défense, grande muette…

L’Etat décourage tout débat public effleurant son pouvoir souverain, comme s’il craignait qu’un tel débat puisse ébranler les fondements mêmes de sa puissance. Longtemps, les parlementaires et la société civile semblent s’être résolus à laisser ces sujets à l’exécutif, selon un processus de dépolitisation enclenché par l’élection de Mitterrand. En changeant de position sur l’arme nucléaire et sur le « coup d’Etat permanent » constitué par la Ve République, il a contribué à fabriquer l’apparence d’un consensus politique sur les questions de défense.

A l’heure où l’aventure saoudienne a tourné au désastre humanitaire et aux crimes de guerre, et que plusieurs « indices sérieux » laissent à penser que des armes et équipements militaires français ont bel et bien été utilisés au Yémen, il est temps de briser ce consensus et que les parlementaires français se saisissent du sujet.