Golias Hebdo : Alors que le non-respect d’embargos sur les armements décidés au niveau de l’ONU ou de l’Union européenne ne relève pas encore de la justice pénale française, un projet de loi vise à les sanctionner. Sa version actuelle correspond-t-elle à vos attentes ?
Tony Fortin : La France est tenue de respecter les embargos décidés par les Nations Unies et l’Union européenne, mais ne se donne pas encore les moyens de les appliquer. Le vote de cette loi était en attente depuis dix ans. Rappelons qu’elle permet à la justice de poursuivre les trafiquants qui vendent des armes à des pays sous embargo. Avec Amnesty International France et Survie, nous avons réussi à faire voter cette loi en première lecture à l’Assemblée nationale. Nous avons plaidé pour introduire un amendement étendant, sans restriction, la loi aux faits commis par les Français à l’étranger. En effet, les individus impliqués dans les trafics d’armes commettent rarement l’imprudence de baser le siège des activités incriminées dans leur pays de résidence. Ils s’installent en général dans les pays sous embargo ou un Etat tiers et y déploient leur activité. Il fallait donc donner la pleine possibilité à la Justice de poursuivre les activités des Français à l’étranger. Initié par Noël Mamère, un amendement a été déposé en ce sens par EELV. Il a été voté par les députés, malgré l’opposition ferme du gouvernement. La version actuelle de la loi est-elle parfaite pour autant ? Des améliorations sont encore possibles. Pour les faits commis à l’étranger, la compétence du juge est restreinte aux opérations en relation avec le matériel militaire. Cela signifie qu’un mercenaire en charge de la formation à des techniques de combat peut passer entre les mailles du filet… Il en est de même, notamment, du transfert du matériel de torture. Nous allons faire pression pour que la loi soit améliorée lors de son passage prochain au Sénat.
G. H. : Que pensez-vous de l’attitude du gouvernement, qui a fait pression pour empêcher l’adoption des amendements déposés par les députés PS et EELV qui renforçaient le texte ?
T. F. : Le gouvernement a fait pression pour que la portée du texte soit la plus réduite possible. Les failles originales de la loi – qui ne permettait pas à l’origine de poursuivre des Français basés à l’étranger – étaient loin d’être des erreurs ou des oublis du pouvoir. Ces brèches constituent une zone grise acceptée par les autorités car elles leur offrent les marges de manœuvre nécessaires à la mise en place de diplomaties parallèles, pour la livraison d’armes en toute discrétion à des groupes armés ou à des régimes non reconnus par la communauté internationale… C’est donc précisément grâce à ces « trous » dans la législation que les trafiquants d’armes peuvent agir en toute impunité ! La position du gouvernement est donc tout à fait rationnelle et explicable. L’Etat fait prévaloir ses propres intérêts.
G. H. : Peut-on voir une corrélation entre la position de la France sur la loi embargo et les interventions de la France ?
T. F. : Le ministère de la Défense a reconnu que le gouvernement a bloqué le projet de loi au début de la législature en raison du conflit syrien. En 2013, la Syrie était sous embargo et la France a livré des armes aux groupes rebelles « modérés »… Si la loi passait à l’Assemblée, le gouvernement risquait donc de se retrouver en dehors des clous. Mais en réalité, le blocage de la loi, qui a duré plus de dix ans, résulte de facteurs plus structurels.
Recourir à des trafiquants d’armes ou passer directement par les services secrets pour larguer des armes à des groupes ou milices est une vieille tradition des grandes puissances. En ce sens, les trafics d’armes n’existent pas. Plus précisément, les trafics d’armes ont quasi toujours pour origine des transferts « légaux ». Par exemple, les missiles anti-char Milan, que l’on a retrouvés entre les mains de Daech, selon un rapport d’Amnesty International, proviennent des stocks de l’armée irakienne. Or la France a vendu beaucoup d’armes à l’Irak dans les années 80… Les armes détenues par les groupes terroristes n’apparaissent pas ex-nihilo, elles proviennent en majeure partie du pillage de stocks existants accumulés par les États. Parler de trafics d’armes permet aux Etats de se défausser de l’usage ultérieur qui pourrait être fait de leur marchandise. Malgré les dispositifs affichés par les États vendeurs — comme les certificats de non-réexportation —, il est impossible de savoir dans quelles mains les armes vendues vont se terminer car leur durée de vie excède celle des conflits. Les Etats le savent. La notion de trafics d’armes nous rappelle juste que la régulation de ce marché est impossible. Rappelons que sous la pression des grands pays exportateurs et importateurs, le traité sur le commerce des armes, entré en vigueur fin 2014, se contente de réguler le commerce des armes mais ne l’interdit pas, au contraire de la Convention sur les bombes à sous-munitions.
G.H. : Dans ces conditions, comment veiller à l’application de la loi sur la violation des embargos ?
En cas de suspicion de délit, rappelons que c’est le parquet qui décide d’engager des poursuites judiciaires. Au regard des blocages de la justice rencontrés dans l’affaire Karachi, des frégates de Taïwan ou du bombardement de Bouaké, ceci constitue une limite importante au respect de la loi. Celle-ci aura donc un effet principalement dissuasif sur les trafiquants d’armes français. Est-elle également en mesure de modifier le comportement de la France ? Les embargos sont bien sûr contraignants mais ils souffrent de nombreuses dérogations - et tous les Etats, sans exception, s’arrangent avec la règle, quand ils ne la changent pas au gré de leurs intérêts du moment. Une étude du GRIP montre que les flux d’armes vers la Libye se sont poursuivis après la mise en place d’un embargo en 2011, suite au soulèvement contre Kadhafi. Faute de contrôle digne de ce nom du respect des embargos, et en l’absence de sanctions, ce n’est guère étonnant. Selon une estimation de l’ONU de 2013, la Libye compte en moyenne 6 armes à feu par habitant. Cela n’a pas empêché l’ONU et l’UE d’assouplir à nouveau le régime de sanction en 2015 au nom de la lutte contre l’Etat islamique… Concernant le Yémen qui est également en guerre, l’embargo ne s’applique qu’aux forces houthies et pas aux membres de la Coalition (Arabie saoudite, Qatar, Emirats arabes unis, Egypte etc.). Il est vrai que ces derniers sont soutenus et armés principalement par les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Dans ces conditions, ne nous étonnons pas que l’Arabie saoudite se sente protégée et bombarde impunément les civils yéménites, tout en inondant le pays de fusils d’assaut Steyr AUG d’origine autrichienne à destination des milices anti-houthies. Des armes qui finissent par se retrouver fort logiquement entre les mains d’Al-Qaida sur la Péninsule arabique (AQPA) présent au Yémen. Rappelons qu’un des terroristes des attentats du 9 janvier 2015 a été formé par AQPA.
G. H. : Quelles sont les conséquences des livraisons d’armes aux groupes armés ?
T. F. : Les résultats sont souvent désastreux. En 2011, lors du Printemps arabe en Libye, la France a livré des armes – dont des missiles anti-char Milan – à un groupe de rebelles du Djebel Nefoussa. Après le renversement de Kadhafi, ce groupe s’est rapidement mis à contester le Conseil National de Transition, reconnu par la communauté internationale. Si la France tentait de tirer un avantage stratégique de ses livraisons d’armes, c’est raté. Un groupe armé obéit à un agenda local, rarement international, à l’exception d’Al-Qaida et de l’Etat islamique dont la dynamique est plus complexe. Attendre de ces groupes armés « un retour sur investissement » parait très risqué. C’est également symptomatique d’une vision uniquement sécuritaire des conflits.
La restauration de l’Etat, c’est-à-dire la maîtrise du territoire par une autorité centrale, prime aux yeux des autorités françaises sur le partage du pouvoir, la redistribution sociale et la satisfaction des besoins vitaux de la population. Bertrand Badie, chercheur en relations internationales, souligne dans une interview que « Face à ces nouvelles guerres qui naissent de la décomposition sociale et institutionnelle plus que de la rivalité de puissance, dans lesquelles les instruments militaires classiques ne peuvent rien », nous devons mettre en œuvre « un traitement social des conflits ». Alors que les guerres se poursuivent en Libye, en Centrafrique, au Mali, en Afghanistan, en plus de la Syrie et du Yémen, il est temps de sortir de la « solution » tout-militaire qui signe l’échec d’une certaine conception archaïque du politique et ne peut faire en aucun cas office de réponse durable aux crises. On le perçoit avec la situation au Yémen, qui faute d’initiative diplomatique digne de ce nom après un an de conflit, dégénère en crise humanitaire, devançant une nouvelle crise des réfugiés…
G. H. : Comment lutter efficacement contre la dissémination des armements, lorsque la France fait partie des principaux exportateurs ?
T. F. : Quelle que soit la couleur politique du gouvernement au pouvoir, la France est réticente à l’idée de voir rogner ses instruments de puissance, comme le sont tous les Etats qui prétendent influer sur la marche du monde. Les leviers de puissance, comme les ventes d’armes, assurent aux yeux des dirigeants français le rayonnement de la France sur la scène diplomatique, comme le fait de gagner le soutien politique, voire militaire d’un pays dans la guerre contre le terrorisme. Rappelons que sur la période 2009-2014, 37 % des exportations d’armes françaises sont destinées au Moyen-Orient, dont 25 % à la seule Arabie saoudite. Dans le sillage des contrats d’armement, sont souvent signés des partenariats stratégiques pouvant inclure une formation militaire, policière, des transferts de technologie militaire. Les ventes d’armes sont également imbriquées à d’autres accords de nature économique. On le constate avec le méga-contrat conclu par le Premier ministre Manuel Valls avec l’Arabie Saoudite fin 2015. Outre la vente de patrouilleurs rapides et de satellites, la France a signé un accord dans le domaine des énergies renouvelables et du numérique. Cela rend ce sujet extrêmement complexe : comment débattre des ventes d’armes sans évoquer en même temps la place de la France dans le monde, et par extension, la défense des intérêts de ses ressortissants ?
G. H. : Comment expliquer l’absence de débat critique ?
T. F. : Cette absence de débat sur les mécanismes de domination sur lesquels s’appuie la diplomatie française des ventes d’armes, est un problème très actuel. Cela va bien sûr de notre participation au Conseil de sécurité de l’ONU, peu représentatif de l’état du monde, aux accords de coopération militaire qui conduisent à soutenir des régimes africains ou moyen-orientaux non démocratiques (Tchad, Burkina Faso, Congo, Emirats arabes unis..). La guerre contre le terrorisme a fourni « les marges de manœuvre » permettant la restauration d’une certaine influence française en Afrique que la France avait perdue. Autant la réflexion sur les mécanismes de domination s’applique aux thématiques économiques et sociales, autant elle semble avoir déserté le champ international. Nous avons du mal à concevoir que l’Etat-providence que nous connaissons puisse posséder un versant moins reluisant à l’international : l’Etat prédateur.
Nous ne devons pas nous exonérer d’une réflexion profonde sur le rôle de l’Etat, relativement absent des débats publics. Selon Pierre Legendre, historien du droit, les Français sont sortis de la Seconde Guerre mondiale dans le camp des vainqueurs, refoulant en quelque sorte la capitulation du pays devant l’Allemagne nazie [1]. En conséquence, nous souffrons d’une amnésie collective qui contamine durablement notre rapport au politique. Est-ce un hasard si l’Etat français puise dans les reliquats de son empire de nouvelles sources de rayonnement ?
Ce n’est pas non plus une surprise si les Etats qui ont restreint ces derniers mois leurs ventes d’armes à l’Arabie saoudite en raison du conflit au Yémen sont ceux où le pouvoir est « fédéral », donc moins centralisé, ouvert aux corps intermédiaires (comme les syndicats, les Eglises, les ONG) : Allemagne, Pays-Bas, Autriche. Il y a eu des débats très vifs dans ces pays sur les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite… Notons que les Pays-Bas, la Suède, en plus du Royaume-Uni, ont mis en place un réel contrôle parlementaire des exportations d’armes ces dernières années. En ce sens, la création d’une commission parlementaire de suivi des embargos dans le projet de loi ad’hoc, proposée par le rapporteur Pouria Amirshahi, constitue un premier pas important dans cette direction.
G. H. : Pourquoi la question du contrôle des ventes d’armes par le Parlement n’avance-t-elle pas en France ?
T. F. : La pratique institutionnelle française intègre les ventes d’armes dans le giron du gouvernement et du président de la République, à l’instar des autres questions de défense et de politique étrangère. Dans un autre domaine, le recours aux forces spéciales qui agissent en toute clandestinité évite d’avoir à engager des forces armées conventionnelles, et donc recourir à l’art. 35 de la Constitution qui exige l’organisation d’un débat parlementaire…
Alors que cet état de fait est seulement construit par la pratique du pouvoir et non inscrit dans le marbre de la Constitution – qui précise que Parlement doit contrôler l’activité du gouvernement-, il n’est plus du tout réinterrogé, au point de devenir un sujet tabou. Comme si questionner les ventes d’armes conduisait à ébranler la légitimité du président de la République. Il y a une sacralisation de l’Etat en France qui conduit à des impensés sur le rôle de celui-ci à l’international. Pour de nombreux « faiseurs d’opinion » hexagonaux, les Etats sont engagés dans une compétition presque biologique avec les autres pays. Si la France ne vend pas d’armes, d’autres le feront à sa place. Dans ce cadre, on comprend qu’il n’y ait pas d’autre option possible que la course aux armements. La première objection à apporter à ce genre de discours est que bâtir une sécurité en favorisant la prolifération des armes est visiblement peu efficace. La seconde, c’est que la politique, ce n’est pas la soumission au réel. C’est d’abord agir pour sa transformation.
A cet égard, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, a eu cette phrase terrible : "L’arme nucléaire fait partie de l’identité de la France comme le fromage." Quand vous dites ça, quel espace reste-t-il au politique, aux rôles des parlementaires, à l’autodétermination des citoyens ? Pas grand-chose. La politique de défense serait l’émanation d’un « consensus » sacralisé par le « ferment national ». Le peuple ferait corps avec l’Etat. Si certains politiques, universitaires et experts se retranchent derrière ces idées, ce n’est pas par simple patriotisme, c’est aussi pour conjurer une angoisse bien présente : notre rôle et place dans le monde n’est-il pas en train de s’effriter ?
G. H. : Ce consensus sur les questions de défense est-il réel ?
T. F. : Ce genre d’analyse fait peu de cas du caractère pluriel et changeant des opinions publiques et forces politiques. L’Etat est fait de droit, droit qui est lui-même assujetti aux faits sociaux. Sur la loi sur la violation des embargos, le gouvernement n’a pas été suivi par sa majorité qui a renforcé le texte. Nous avons constaté que des députés PS, qui étaient circonspects vis-à-vis de la loi avant son passage au vote, l’ont soutenu ensuite, allant même jusqu’à plaider en faveur de son renforcement. D’autre part, en dépit des pressions de l’exécutif, les parlementaires européens socialistes français ont voté la résolution du parlement de l’Union européenne demandant un embargo sur l’Arabie saoudite. La politique étrangère de la France est très loin de susciter un débat vif en France mais il n’existe pas pour autant un consensus net. Il appartient aux citoyens de s’en saisir afin qu’elle ne soit pas uniquement l’affaire du gouvernement et des experts.
C’est pourquoi certains politiques se rendent compte que dans un contexte de multiplication des crises, les droits de l’homme ne sont pas que des vœux pieux mais la seule réponse pragmatique, au côté de l’implication citoyenne, pour sauver les peuples, protéger les minorités. Il nous faut, comme l’explique Bertrand Badie remettre les acteurs locaux, non étatiques, au cœur de la vie internationale. Les Printemps arabes ont rappelé une évidence que l’on pensait enfouie à tout jamais : ce sont encore les peuples qui font l’histoire.
Propos recueillis par Eva Lacoste
[1] Pierre Legendre, Fantômes de l’Etat en France, Fayard, 201, p.22