En France, la course aux armements nucléaires a commencé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la création en octobre 1945 du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Organisme mixte, civil et militaire, le CEA bénéficie d’un statut particulier : doté d’une responsabilité civile, il jouit d’une large autonomie administrative et financière. Aujourd’hui encore, il concentre l’essentiel des crédits publics de recherche et de développement. Comme l’a souligné le président François Hollande le 11 septembre 2015 devant les salariés du Centre CEA Le Ripault dans l’Indre-et-Loire : « C’est grâce aux salariés du CEA si la France peut être une puissance [1]. ».
En effet, la mise en place du complexe industriel nucléaire français, dans ses dimensions à la fois civile et militaire, a joué un rôle important dans la construction de l’identité française de l’après-guerre, faite d’idéaux de grandeur et de rayonnement, constate Gabrielle Hecht, professeur à l’Université du Michigan et spécialiste de l’histoire de la technologie [2]. Officiellement, la France n’a jusqu’à présent pas connu d’événements mettant en cause la sécurité de son arsenal nucléaire — grâce au « facteur chance » — même si des accidents se sont bien déroulés [3]. C’est ainsi que le nucléaire s’est inscrit dans l’inconscient collectif au point que Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, s’est permis d’affirmer, sans que cela ne suscite de réactions, que « l’arme nucléaire fait partie de l’identité de la France, c’est comme le fromage. [4] » (sic !).
France, 3e puissance nucléaire militaire mondiale…
C’est plus précisément la Direction des applications militaires (Dam) qui au sein du CEA est en charge de concevoir, fabriquer, maintenir en condition opérationnelle les têtes nucléaires, puis de démanteler les anciennes têtes lorsque de nouvelles entrent en service. Les principales entreprises d’armement françaises — comme DCSN, Thales, Airbus, Dassault, Sagem, Safran, mais aussi Areva — contribuent à la mise au point et à la modernisation de la bombe et de ses vecteurs. Selon certaines estimations, environ 15 000 personnes travaillent directement pour la dissuasion.
Dans la loi de finances pour l’année 2015, les parlementaires ont adopté une enveloppe de 3,6 milliards d’euros pour l’arme nucléaire. Reste qu’il s’agit d’un montant sous-estimé, celui-ci ne comprend pas l’ensemble des dépenses qui contribuent à son maintien et à son développement. Par exemple, selon l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), 9 % des déchets nucléaires français sont issus du militaire. Le coût de leur gestion ne figure pas dans ce budget. Le montant total réel des armes nucléaires s’approche vraisemblablement plutôt des 5 milliards d’euros par an. Un député a même récemment reconnu que lorsque sera mis en chantier d’ici une dizaine d’années la nouvelle génération d’armes nucléaires actuellement à l’étude, le budget nécessaire sera de l’ordre de 6,5 milliards d’euros par an [5]. !
La France dispose désormais de 300 bombes nucléaires, réparties entre une composante océanique et une composante aérienne. En permanence, un sous-marin nucléaire (SNLE) est tapi au fond des océans avec une capacité destructive de 700 fois la bombe de Hiroshima. L’obstination française pour le développement du Rafale seul, plutôt que participer au programme d’avion de combat européen Eurofighter, tient aussi à la volonté de la France de garder l’entière maîtrise du vecteur pour emporter l’arme nucléaire quel qu’en soit le coût. Toute une partie des matières premières, des technologies, de la matière grise, est absorbée, gaspillée, par le développement de cette arme au détriment de biens communs plus utiles socialement.
La France se situe au 3e rang des puissances nucléaires, derrière les États-Unis et la Russie. Reste qu’il y a un véritable différentiel de capacité destructive entre les États-Unis et la Russie qui à eux deux possèdent environ 93 % des armes nucléaires et les sept autres puissances nucléaires.
Une arme pas comme les autres…
Les partisans et les opposants sont au moins d’accord sur un point : de par sa capacité de destruction massive aveugle, son utilisation entraînerait des conséquences irréparables, tant pour les humains que pour l’environnement, au moment de son utilisation comme pour les générations futures.
Les partisans justifient le maintien de cette arme par la stratégie de non-emploi que serait la dissuasion nucléaire. « En raison des effets dévastateurs de l’arme nucléaire, tente de justifier le président François Hollande, elle n’a pas sa place dans le cadre d’une stratégie offensive, elle n’est conçue que dans une stratégie défensive […] l’emploi de l’arme nucléaire n’est concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense. [6] »
Sauf que la dissuasion nucléaire est une stratégie qui ne tolère pas l’échec… C’est pourquoi d’ailleurs la stratégie française prévoit la possibilité de « frappes d’avertissement » pour justement rétablir la dissuasion. Or, ces frappes dites d’avertissement seront effectuées avec des bombes atomiques, emportées par le Rafale, d’une puissance équivalent à environ vingt fois celle de Hiroshima !
Et surtout, les premières puissances ayant accédé à l’arme nucléaire se sont empressées de mettre en place au niveau international un traité pour empêcher les autres États de se doter de cette arme. C’est le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) entré en vigueur en 1970. Le seul traité de l’Organisation des Nations unies (ONU) inscrivant l’inégalité des États en son cœur. Soulignant par là que l’arme nucléaire n’est pas un facteur de sécurité et de stabilité mondiale, comme l’assène régulièrement les dirigeants politiques, mais bien une arme d’exercice de la puissance et, à ce titre, un véritable obstacle à la paix et à la sécurité humaine.
En effet, si cette arme permet d’assurer la sécurité de la population, n’est-ce pas le rôle de tout dirigeant politique d’assurer la sécurité de sa population dont il a la charge et donc de vouloir disposer de l’arme nucléaire ? Ainsi la prolifération, prétendument combattue par les puissances nucléaires est en réalité justifiée par elles-mêmes. Malgré elles peut-être, mais la logique devrait amener chacun à le reconnaître.
D’ailleurs ce paradoxe est reconnu par le TNP puisqu’il prévoit en son sein l’article VI par lequel les cinq puissances nucléaires signataires se sont engagées à négocier de « bonne foi » un désarmement nucléaire généralisé. Ce qu’elles ne font pas, ne serait-ce que parce qu’elles poursuivent la modernisation de leurs arsenaux.
En finir avec les croyances
Bien d’autres exemples seraient à analyser de manière pragmatique sur les soi-disant vertus de l’arme nucléaire comme facteur de paix. Nombre d’entre elles relèvent en fait de croyances ancrées dans l’idéologie politique des partisans de la bombe. L’arme nucléaire, sa prolifération, ont été la cause de plusieurs graves crises dont certaines encore présentes.
Sans oublier que « même si deux États sont décidés à faire de leur arsenal nucléaire un outil de dissuasion et non une arme d’emploi, un conflit nucléaire peut être déclenché par accident, par erreur ou à la suite d’une méprise » comme le rappelle Georges Le Guelte, ancien responsable au CEA puis à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [7].
Ward Wilson [8] a passé au peigne fin les principales crises nucléaires notamment en s’appuyant sur les documents déclassifiés. Démontant les fausses idées et interprétations sur le rôle de ces armes, il montre justement en quoi « la dissuasion nucléaire est psychologique, ce qui signifie qu’elle est intrinsèquement impossible à tester, invérifiable et indémontrable. […] Comment pouvez-vous mettre la vie de millions de personnes en danger pour une théorie qui n’a pas été prouvée et qui ne peut pas être prouvée ? »
Le problème, c’est que le nucléaire sur lequel s’appuie la stratégie de la dissuasion, n’est pas seulement un nouvel explosif qui accroît d’un facteur cent ou mille le pouvoir de destruction des armes. Il a introduit une rupture fondamentale pouvant conduire à la fin de l’humanité : « Cette arme a la particularité de détruire l’agresseur en même temps que l’agressé », comme le rappelle Stéphane Hessel et Albert Jacquard dans un essai décapant [9]. « Ce qui est en cause, c’est l’ensemble des relations que nous avons les uns avec les autres. En toile de fond du problème nucléaire, il nous faut réfléchir à notre compréhension de la vie sur Terre. »
Exigez un désarmement nucléaire total !
L’expérience montre que ce ne sont pas les dirigeants qui d’eux-mêmes renonceront à ce qu’ils considèrent comme un privilège, un attribut de leur pouvoir. Il ne faut pas attendre des États nucléaires qu’ils prennent d’eux-mêmes l’initiative d’éliminer leurs armes nucléaires eu égard, simplement, à leurs engagements internationaux, non pas pour des raisons « techniques » ou strictement d’ordre militaire, mais bien par absence de volonté politique. En effet, il est difficile d’imaginer les États-dotés renoncer d’eux-mêmes à leur instrument de domination…
Le changement ne viendra donc pas d’en haut mais bien d’en bas, c’est-à-dire de chacun des citoyens et en priorité ceux des États-dotés. Les citoyens doivent promouvoir une autre conception de la sécurité collective, ce qui implique le renoncement à l’arme nucléaire. Ce n’est pas juste une utopie : l’interdiction des essais nucléaires a été obtenue par la mobilisation des populations et en particulier de celles qui en subissaient les conséquences directes comme dans la région du Pacifique [10]…
Les exemples récents du Traité d’élimination et d’interdiction des mines antipersonnel (1998) et de celui sur l’élimination des bombes à sous-munitions (2010) sont à ce titre intéressants : les militaires et les États, comme la France, se sont, dans un premier temps, opposés à de tels traités émanant des organisations non-gouvernementales (ONG) et d’une forte mobilisation de la société civile [11]. Le discours officiel affirmait que l’interdiction de ces armes affaiblirait et mettrait en danger l’armée dans ses missions… Supprimer ces armes n’était donc pas envisageable. Il a fallu la mise en place d’une coalition mondiale et une action de plusieurs années pour que les militaires et les responsables politiques reconnaissent qu’ils pouvaient s’en passer et donc qu’ils acceptaient d’engager un processus d’élimination… Il en sera de même pour les armes nucléaires : seule une implication la plus large possible de l’ensemble des acteurs de la société civile et de leurs représentants associatifs, parlementaires, permettra d’arriver à leur interdiction.
Si la possession d’armes nucléaires par la France pouvait avoir une utilité, ce serait celle de pouvoir entamer un processus de négociations avec les autres puissances nucléaires en vue de leur élimination concertée. Au moins les armes nucléaires serviraient à quelque chose !
[1] Vidéo sur Dailymotion
[2] G. Hecht, Le rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale, Paris, La Découverte, 2004, 396 p.
[3] J.-M. Collin, Dimension humanitaire du désarmement nucléaire et danger du nucléaire militaire en France, Note d’analyse, Bruxelles, GRIP, 16/09/15, 16 p.
[4] Ouverture de la conférence internationale « Vers un monde sans armes nucléaires » organisée par Arrêtez la bombe !, 26 et 27 juin 2014 à l’Assemblée nationale. Vidéo sur arretezlabombe.fr
[5] Jacques Gauthier, député, intervention au colloque organisé par la FRS, Paris, 08/06/15. Vidéo sur frstrategie.org
[6] F. Hollande, discours sur la dissuasion nucléaire, Istres, 19/02/15. Article sur elysee.fr.
[7] G. Le Guelte, Les armes nucléaires, mythes et réalités, Arles, Actes Sud, coll. Questions de société, 2009, 382 p.
[8] W. Wilson, Armes nucléaires : et si elles ne servaient à rien ? 5 mythes à déconstruire, préface de Michel Rocard, Bruxelles, GRIP, 2015, 165 p.
[9] S. Hessel, A. Jacquard, Observatoire des armements, Exigez un désarmement nucléaire total !, Paris, Stock, 2012.
[10] B. Barrillot, en particulier Victimes des essais nucléaires, histoire d’un combat, Lyon, Observatoire des armements, 2010, 200 p. www.obsarm.org.
[11] P. Bouveret, S. Brigot-Vilain et J.-B. Richardier, « Les ONG, moteur du désarmement », La Revue internationale et stratégique, Paris, Iris/Armand Colin, n° 96, hiver 2014, pp. 123-131.