Rappelons les faits : en grève depuis le 24 mai 1967, les ouvriers du bâtiment réclament une augmentation de leurs salaires de 25 %, face à un patronat, d’origine essentiellement métropolitaine, peu disposé à lâcher plus de 10 %. Ce niveau d’exigence s’explique par l’état de la société de la Guadeloupe qui, malgré le fait qu’elle soit un département depuis 1946, garde les relents du colonialisme passé. Ce 26 mai 1967, à la chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, les négociations entre les représentants des ouvriers du bâtiment – noirs – et les patrons – blancs – tournent au vinaigre. Pendant le rassemblement devant le local dans lequel se déroulent les négociations, une petite phrase se répand au sein de la foule massée en cette occasion. Un des négociateurs patronaux aurait lâché : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail. » La foule est gagnée par la colère et l’affrontement est sévère entre les manifestants et les forces de l’ordre. Il y a des morts, très nombreux. Certains semblent avoir été littéralement ciblés. La brutalité continue à s’exercer pendant la nuit, puis jusqu’au 27 mai. Le nombre de morts augmente, des cadavres disparaissent.
La force du livre se retrouve dans la description du déroulement des jours de malheurs racontés avec le maximum de précision. Les victimes sont évoquées dans leur existence quotidienne et leurs engagements dans cette société d’Outre-Mer en cette fin des années 1960. L’ouvrage apporte aussi de nombreux témoignages de leurs familles, de leurs amis proches. Les informations sont croisées et les auteurs ont montré une maîtrise rigoureuse dans leur enquête et leur documentation. L’ensemble offre un résultant poignant et surtout sidérant. Entre le mépris des tenants du pouvoir colonial local et les ordres venus depuis Paris, sous la tutelle du célèbre conseiller du général De Gaulle pour l’Afrique, assisté par le ministre de l’Outre-Mer Pierre Billotte, qui décide le maintien de l’ordre par la violence, la vague de protestation est écrasée par le sang. Et le nombre de victimes demeure encore à ce jour incertain. Comme un certain 17 octobre 1961 à Paris…
Et puis, il y a ce point, délicat, qui attire l’attention : l’arrivée le samedi 27 mai de commandos, venus « sécuriser » l’aéroport du Raizet et ses alentours et qui auraient participé activement à la répression. Nous apprenons que cet aéroport était l’étape nécessaire aux avions porteurs de l’armée vers le site de tirs nucléaire de Moruroa afin d’éviter les aéroports étrangers. Un tir devait se produire le 10 juin, « l’opération Altaïr ». De ce fait, imputer la responsabilité des événements « aux séparatiste maoïstes et procubains du GONG (Groupe d’Organisation Nationale de Guadeloupe) » permettait, dans l’esprit des autorités, de faire une pierre deux coups : mettre brutalement fin à la vague indépendantiste et ancrer durablement et internationalement le projet français d’installer son autorité dans le cercle restreint des détenteurs de l’arme nucléaire. Pour De Gaulle, l’indépendance et la sécurité nationale devaient en payer le prix fort. Et les auteurs de conclure : « Ce 26 mai 1967, il convenait de ne prendre aucun risque, quitte à sacrifier quelques dizaines de vies guadeloupéennes et faire des exemples. »
Le livre est composé de cinq parties qui permettent d’appréhender les événements dans leur déroulement, la question difficile du nombre de victimes et de présenter ces journées de protestation dans la situation économique, politique et géo-stratégique de la Guadeloupe. Il est donc salutaire de se plonger dans cet ouvrage qui présente – comme le font savoir les 2 auteurs – « le dernier massacre commis par la France depuis l’Algérie ».