Merci à Pierre Pascallon pour l’organisation de ce colloque et de donner la parole à des organismes indépendants comme le nôtre, issu de la société civile, car le débat sur les armes nucléaires est trop souvent confisqué alors qu’il nous concerne tous !
Car même si pour la première fois, un président de la République — François Hollande lors de son intervention sur France 2, le 28 mars 2013 face à David Pujadas, a reconnu « qu’il y a un certain nombre de nos concitoyens qui y sont hostiles », il s’est empressé de rajouter : « Moi, je leur dis : c’est notre garantie, c’est notre protection ultime… » avant d’annoncer sa « sanctuarisation » : la dissuasion, « il faut la conserver et même la moderniser »… Une manière de clore le débat avant qu’il ne s’ouvre ! Comme si le débat lui-même n’était pas envisageable ! L’arme nucléaire un sujet tabou ?
Pour préciser d’où je parle : l’Observatoire des armements est un Centre d’expertise indépendant que nous avons créé en 1984 à Lyon, pour contribuer à développer au sein de la société française un débat sur la place et le rôle de l’outil militaire dans la société.
Depuis trente ans que l’Observatoire des armements existe, nous avons eu notamment un rôle de lanceur d’alerte au sujet des essais nucléaires et de leurs conséquences pour la population d’Algérie et de Polynésie française, pour les travailleurs et employés civils et militaires qui ont participé aux 210 explosions nucléaires que la France a effectué…
L’arme nucléaire n’est pas un facteur de sécurité comme l’assène régulièrement nos dirigeants politiques, mais bien au contraire un obstacle à la paix. En effet, les armes nucléaires sont les instruments de destruction massive les plus dévastateurs, les plus inhumains et aveugles que l’homme ait jamais créées…
La question du risque posé par l’arme nucléaire est absente des débats politiques. Où quand elle est abordée, c’est uniquement sous l’angle du risque né de la prolifération, c’est-à-dire de la volonté d’autres États comme l’Iran, la Corée du Nord, d’accéder à l’arme nucléaire et du risque de contagion que cela peut entraîner…
Or, la contradiction est totale si l’argument de la sécurité est mis en avant : quel pays ne voudrait pas assurer sa « sécurité » ? Si la France a besoin de l’arme nucléaire pour sa sécurité — alors qu’elle est une puissance militaire conventionnelle reconnue —, comment convaincre les autres pays de ne pas vouloir l’arme nucléaire ?
La prolifération, prétendument combattue, est en réalité justifiée par la France. Malgré elle peut-être, mais la logique devrait amener chacun à le reconnaître. La politique française devrait être la suivante : « Nous sommes opposé à la prolifération car l’arme nucléaire crée de l’insécurité. Notre politique est celle de l’élimination des forces nucléaires existantes dans la concertation pour éviter un déséquilibre d’insécurité. L’arme nucléaire n’assure pas notre sécurité et crée une insécurité mondiale, il faut être clair. Nous nous engageons à ne jamais l’utiliser en premier et nous voulons son interdiction totale au plus tôt. Nous participerons à toutes les initiatives en faveur de son interdiction et de son élimination. »
La modernisation de nos armes nucléaires — comme celle qui vient d’être adoptée par le Parlement dans le cadre de la nouvelle Loi de programmation militaire couvrant les années 2014 à 2019 — est une forme de prolifération. Et un facteur d’incitation à proliférer car elle prouve aux autres pays le choix de la pérennisation de nos armes nucléaires.
Certes, le discours officiel est d’affirmer qu’il n’y a aucun risque, vu que c’est une « arme de non-emploi »… la preuve serait que depuis Hiroshima et Nagasaki, elles n’ont jamais été utilisées…
Mais, c’est une vision de la vérité assez particulière… car notamment elle fait fi des 2 000 essais nucléaires réalisés dans le monde — dont 210 par la France au Sahara et en Polynésie. Des essais qui sont autant d’explosions d’armes nucléaires dont la puissance était de plusieurs fois, voire même de plusieurs centaines de fois, celle de Hiroshima !
Des essais nucléaires qui ont entraîné, et qui entraînent encore de graves problèmes au niveau de la santé des personnels, des populations, sans compter les conséquences pour l’environnement et les risques pour les générations futures…
Et surtout, les 20 000 bombes nucléaires existantes — dont 2 000 sont en état d’alerte permanent — créent une insécurité sur le plan international.
D’ailleurs, de nombreux experts le reconnaissent et plusieurs exemples le montrent : le risque d’un déclenchement d’une guerre nucléaire par accident, par erreur ou par la suite d’une méprise existe… Du fait même de la conception du niveau d’alerte — principalement des Américains et des Russes —, identique en 2013 à ce qu’elle était pendant la guerre froide : tir de contre-attaque après détection de l’arrivée d’un missile non-identifié et supposé hostile.
La France aussi considère que sa Force nucléaire doit être en état d’alerte — 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 —, avec toutefois un délai de tir plus important…
Et, par exemple, en 1983 nous sommes passés très près d’une catastrophe nucléaire. Heureusement, l’officier soviétique Stanislas Petrov, de garde ce jour-là sur la base d’alerte stratégique de Serpoukhov-15, à une centaine de kilomètres au sud de Moscou, a estimé qu’il s’agissait d’une erreur alors que le système satellitaire d’alerte anti-missiles lui indiquait cinq tirs de missiles balistiques intercontinentaux en provenance des États-Unis…
L’arme nucléaire, un obstacle à l’évolution de l’armée
Plus fondamentalement, alors que la situation internationale, les menaces ou les risques ont particulièrement changé depuis la fin de la guerre froide, le rôle et la place de l’arme nucléaire, lui, n’a pas véritablement évolué !
Certes, cela ne signifie pas que le dispositif militaire de la France n’a pas évolué, mais les modifications qui ont été apportées, les nouvelles doctrines qui ont été élaborées, viennent se rajouter, se superposer aux anciennes, sans que ces dernières soient remises en cause, même si elles sont devenues obsolètes…
L’arme nucléaire assure la menace seulement contre une autre puissance nucléaire. Or, du Kosovo à la Centrafrique, en passant par l’Afghanistan, le Mali où la Libye, et sans oublier le Moyen Orient, les exemples sont nombreux avec une constance : l’arme nucléaire est inutile et inutilisable, militairement comme politiquement.
D’ailleurs, le Sénat, dans un rapport sur L’avenir des forces nucléaires (n° 668 du 12 juillet 2012), note effectivement cette totale inutilité : « S’il nous fallait dessiner aujourd’hui un format d’armées partant de zéro, il est fort probable que la nécessité d’acquérir une force de frappe nucléaire, avec de surcroît deux composantes, ne ferait pas partie de nos ambitions de défense. » Même si le Sénat — qui n’a pas peur de la contradiction — préconise le maintien des deux composantes nucléaires et leur modernisation au moins jusqu’en... 2070 !
L’arme nucléaire, obstacle à la construction européenne
De la même manière, l’arme nucléaire se retrouve en contradiction avec la volonté affichée pour la construction européenne.
Tous les États de l’Union sont opposés à une arme nucléaire européenne, sauf les Français, et les Anglais. Une étude minutieuse, réalisée par l’organisation Pax christi-Pays-Bas, démontre que la quasi totalité des États d’Europe (sauf la France et la Hongrie) considèrent la dissuasion atomique dite « tactique » comme obsolète et encombrante. D’ailleurs, les pays qui hébergent des armes nucléaires américaines – Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie – ont vu leurs parlements prendre position pour le retrait de ces armes d’Europe.
Un État parmi 28 ne peut être accepté comme responsable d’une frappe nucléaire qui inévitablement va concerner l’ensemble de l’Union européenne ; ne serait-ce que par ses conséquences en terme de retombées radioactives…
Historiquement, la création de l’Union européenne a été la réponse pour éviter le retour de la guerre entre les ennemis des deux guerres mondiales… Ce n’est pas l’arme nucléaire qui a empêché une invasion soviétique mais la création de l’Union européenne qui a été une dissuasion par rapport à une gestion impossible d’une situation post-invasion.
Certains laissent croire que c’est l’arme nucléaire qui nous a évité la troisième guerre mondiale. Notre analyse n’est pas celle-là. L’arme nucléaire a failli créer l’apocalypse, par chance nous avons survécu... Et comme le disait Gorbatchev, « chacun doit assurer la sécurité de l’autre ». Développer le partenariat de l’Union européenne avec la Russie offrirait de bien meilleures garanties de sécurité que le maintien des armes nucléaires.
L’arme nucléaire un obstacle à l’évolution internationale de la sécurité
L’arme nucléaire est l’instrument sur lequel s’est construit le nouvel ordre du monde issu de la Seconde Guerre mondiale. Ce que d’ailleurs le général de Gaulle avait bien compris quand dès 1945 il a lancé la France dans l’aventure de la bombe.
Aujourd’hui encore, cette arme continue de jouer un rôle structurant sur la scène internationale : « L’arme nucléaire apparaît comme le marqueur ultime de la puissance, rejetant tous ceux qui ne la possèdent pas dans une catégorie indifférenciée et subalterne et conférant à ses détenteurs une prééminence nouvelle dans la distribution de la puissance », note le chercheur Pierre Buhler dans son ouvrage sur La puissance au XXIe siècle (CNRS éditions, 2011, p. 75).
La stratégie de la dissuasion — toujours présentée comme une stratégie défensive — est avant tout un abus de langage destiné aux opinions publiques. L’arme nucléaire est certes depuis 1945, une arme politique qui n’a pas été utilisée sur le terrain — si on fait abstraction des essais nucléaires —, mais elle est une arme d’exercice de la puissance, une arme offensive, de pression, reposant sur le chantage, la menace d’anéantissement de l’autre, y compris à titre posthume !
De plus ces systèmes d’arme mettent en œuvre différentes technologies de pointe, de très haut niveau — non seulement d’un point de vue physique, scientifique, mais également au niveau de la détection, des systèmes de surveillance radar, de systèmes de communication ultra-sécurisés et performants, etc. — qui conduisent à creuser et à renforcer l’écart technologique entre les puissances nucléaires et les autres… Non seulement à creuser l’écart technologique, mais également à leur interdire l’accès à certaines technologies sous couvert de lutte contre la prolifération…
Sans compter, sur un plan plus politique, le renforcement du sentiment d’inégalité qu’engendre l’arme nucléaire avec le système de contrôle mis en place par le Traité de non-prolifération : il est demandé à la grande majorité des populations et à leurs dirigeants de renoncer à acquérir l’arme ultime sur laquelle une minorité d’États font reposer toute leur sécurité… C’est le fameux dogme « d’assurance-vie de la Nation » comme aime à le rappeler régulièrement les dirigeants politiques — de gauche comme de droite — quand ils parlent de l’arme nucléaire !
Cette doctrine rend difficile toute évolution au niveau international. En effet, les cinq puissances reconnues officiellement dotées de l’arme nucléaire sont également les cinq membres permanents du Conseil de sécurité… Du coup, le principe un État, une voix, et la règle majoritaire ne s’applique pas au Conseil de sécurité, du fait de ce droit de veto dont dispose les Cinq puissances nucléaires membres permanents.
Une situation de blocage qui se manifeste notamment lors de chacune des Assemblées générales de l’ONU, comme celle qui se déroule actuellement, ou de nombreuses résolutions demandant l’élimination des armes nucléaires, la création de zones libres d’armes nucléaires, l’ouverture de négociation pour le désarmement nucléaire, etc. sont adoptées à une large majorité… sauf par les membres permanents du Conseil de sécurité. Et qui du coup ne sont jamais mises en œuvre !
Aussi, au sein de la communauté internationale, deux conceptions différentes s’affrontent clairement :
1°) les pays dotés qui estiment qu’il n’y a pas de lien direct entre non-prolifération et désarmement nucléaire. Ils mettent en avant la question de l’Iran ou de la Corée du Nord pour dire que la question du désarmement nucléaire ne pourra être envisagée que lorsqu’il n’y aura plus de velléité de prolifération. Pour ces États, le désarmement nucléaire n’est pas à l’ordre du jour… et j’ai envie de dire, pour eux, ne le sera jamais !
2°) les pays non-dotés qui considèrent le désarmement nucléaire comme indispensable pour justement donner du crédit à la non-prolifération. En conséquence, ils veulent que les pays dotés s’engagent concrètement sur un programme de désarmement de leurs arsenaux, en parallèle avec l’action contre la prolifération…
Comme nous l’avions souligné dans une tribune co-signée par Michel Rocard présent à cette table-ronde, par Abraham Béhar, le président de l’Association des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, par Dominique Lalanne, co-président du collectif Armes nucléaires STOP et moi-même et parue sur Mediapart en juin dernier : « La détention de l’arme nucléaire par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité est donc une double menace mortelle pour la sécurité du monde, à la fois par l’incitation à la prolifération et par l’empêchement de sa prévention. »
Comment parvenir à sortir du blocage actuel ?
Dans la situation actuelle, il ne faut pas attendre des États nucléaires qu’ils prennent d’eux-mêmes l’initiative d’éliminer leurs armes nucléaires, non pas pour des raisons « techniques » ou strictement d’ordre militaires, mais bien par absence de volonté politique — et c’est sans doute une des différences importante avec l’arme chimique et bactériologique pour lesquelles des mesures d’interdictions ont pu être mises en place au niveau international. En effet, il est difficile d’imaginer les États-dotés renoncer d’eux-mêmes à leur instrument de domination…
Donc le changement ne viendra pas d’en haut, mais bien d’en bas, c’est-à-dire de chacun des citoyens et en priorité ceux des États-dotés pour qu’ils imposent à la fois une autre conception de la sécurité à leurs États et donc le renoncement à l’arme nucléaire.
Les exemples récents du Traité d’élimination et d’interdiction des mines antipersonnel (1998), et de celui sur l’élimination des bombes à sous-munitions (2010), sont intéressants : les militaires et les États, comme la France, se sont, dans un premiers temps, opposés à de tels traités émanant de mouvements issus de la société civile. Le discours officiel affirmait que la suppression de ces armes affaiblirait et mettrait en danger l’armée dans ses missions… Et supprimer ces armes n’était donc pas envisageable. Il a fallu la mise en place d’une coalition mondiale et une action de plusieurs années pour que les militaires reconnaissent qu’ils pouvaient s’en passer et donc arriver à leur élimination… Il en sera de même pour les armes nucléaires : seule l’implication de l’ensemble des acteurs de la société civile et de leurs représentants, permettra d’arriver à leur élimination.
Cette initiative est en train d’émerger : en effet, le gouvernement de Norvège a organisé les 4 et 5 mars dernier à Oslo une conférence pour impulser la dynamique du désarmement humanitaire ― qui a été à l’œuvre pour les mines antipersonnel et les bombes à sous-munitions ― à la question des armes nucléaires.
127 États on répondu présent et participé à cette rencontre, prenant conscience qu’en fait, si une explosion nucléaire avait lieu la communauté internationale, dans son ensemble, les organisations comme la Croix-Rouge internationale, etc., seraient incapables de faire face à la catastrophe humanitaire que cela provoquera inévitablement, et qu’ils ne disposaient pas des moyens humains, matériels et financiers minimum nécessaires.
Certes, les États du P5 ont décliné l’invitation au prétexte que cette conférence se déroulait en dehors des instances ad hoc de l’ONU (Conférence du désarmement, TNP…). Le gouvernement français a même qualifiée cette conférence « d’erreur ».
Toutefois une nouvelle conférence va se tenir à Mexico en février 2014, soutenue également par une large coalition d’ONG au niveau international et également présente en France : ICAN Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires.
Comme justement le soulignait ICAN-France dans une tribune parue en septembre 2013 sur Huffingtonpost : « L’impasse actuelle des processus de désarmement nucléaire exige d’explorer, et de soutenir, de nouvelles solutions pour parvenir à des résultats concrets et prévenir une catastrophe humanitaire.
C’est la responsabilité de l’ensemble des États que d’agir sans attendre. En tant que détentrice de l’arme nucléaire, c’est aussi la responsabilité de la France.
Dans un monde où trop d’hommes et de femmes luttent pour subvenir à leurs besoins les plus élémentaires, et offrir à leurs enfants les moyens de choisir leur avenir loin de la violence ou de la faim, les armes nucléaires apparaissent comme un héritage d’un autre âge, faisant peser une lourde menace sur les citoyens de nos pays.
À l’instar d’autres combats qu’elle mène pour empêcher l’emploi des armes de destruction massive, et en faveur de la sécurité humaine, il est temps pour la France d’agir pour des progrès visibles en faveur de l’élimination des armes nucléaires, et de soutenir, à New York le 26 septembre, un processus multilatéral de négociations d’un traité interdisant les armes nucléaires. »
Merci.